Ils s’appellent Kènbougoul (« personne ne veut »), Yâdikone (« tu étais venu »), Yakha Mbotou (« gâche linge »), des prénoms atypiques qui protègent des caprices de la destinée, d’après les griots.

AA/Dakar/Alioune Badara

Au Sénégal, des parents n’hésitent pas à donner des prénoms atypiques et difficiles à porter pour leurs enfants dans l’unique but de conjurer le mauvais sort, selon des traditions.

Ils s’appellent Kènbougoul (personne ne veut), Yâdikone (tu étais venu), Yakha Mbotou (gâche linge), Doufi Yendou (il n’y passera pas la journée). Des prénoms en Wolof (langue locale la plus parlée au Sénégal), pas toujours évident à porter pour leurs propriétaires.

Bougouma Mbaye  est mère de famille et vit à Rufisque, département de la région de Dakar, la capitale sénégalaise. De son passage à l’école, Bougouma ne retient que les jeux de mots moqueurs et quolibets malicieusement concoctées par ses camarades de classe : et pour cause, son prénom signifie littéralement « je ne veux pas ».

Ces railleries quotidiennes la pousse à vite quitter l’école, « frustrée » par autant « d’acharnements  juvéniles ».

Aujourd’hui, à l’évocation de ces souvenirs, la quadragénaire rit et avoue qu’avec les années, elle a accepté, et s’est même mise à aimer, ce prénom singulier également porter par des hommes.

Amoulyakar (aucun espoir) arbore le sien avec plus d’indifférence. « Je l’ai hérité d’un frère de mon père. Ça ne me fait rien de porter pareil prénom », assure le taximan d’un ton détaché.

Loin de vouloir provoquer la souffrance de leurs progénitures souvent accablées par de tel patronyme, les parents puisent dans leur héritage ancestral pour justifier leur choix.

Il faut en effet plonger dans l’ère de l’animisme pour trouver une explication.  La croyance populaire d’époque voulait qu’on s’ingénie à trouver des parades surnaturelles pour apporter des solutions ponctuelles aux caprices de la destinée.

En ce temps, explique Mbayame Seck de la lignée des griots, les détenteurs de la tradition orale, rencontré par Anadolu, « lorsque, de manière répétitive, une femme accouchait de mort-nés ou d’enfants qui repartaient quelques jours après leurs naissances, on disait qu’elle était hantée par les mauvais esprits ».

Pour pallier cette malédiction appelée « yarada », « nos ancêtres ont usé d’une multitude de pratiques mystiques », explique-t-il.

« Ainsi, toute femme victime de cette pathologie de la fécondité était soumise aux esprits protecteurs dès le début d’une nouvelle grossesse. Elle était encadrée et entretenue suivant plusieurs rites allant de la prise de décoctions mystiques aux amulettes en passant par le sacrifice d’animaux », renseigne l’octogénaire qui dit avoir hérité de ses connaissances par sa mère.

Puisant encore dans ce grenier de connaissances transmises de génération en génération,  Seck d’ajouter : « Le nouveau-né issu d’une telle grossesse était soumis aux mêmes rites que sa mère pour obtenir la bénédiction des génies protecteurs et recevait un de ces prénoms afin d’échapper aux mauvais esprits ».

La pratique, à proprement parler, n’est pas l’apanage exclusif des sénégalais  souligne pour sa part l’historien Ousmane Dione.

« Le phénomène a quasiment existé, à quelques différences près, dans toutes les sociétés traditionnelles négro-africaines dans lesquelles le fétichisme occupait une place centrale ».

Dione évoque aussi « le peuple Ibo du Nigeria » qui a eu à développer « le même remède contre l’infécondité ».

Parlant de la réussite d’une telle pratique, Mbayame Seck dit la mesurer « à la pérennité de ces prénoms qui persistent encore jusqu’à nos jours ».

Le « yaradal » étant révolu depuis longtemps, les prénoms originaires de la pratique restent au constat bien ancrés dans la société sénégalaise en dépit de la prééminence des prénoms d’origine arabe tels que Abdou, Cheikh , Oumar, Rokhaya, Oumou etc.

« Bien qu’ayant perdu leur essence première, ce genre de prénoms sont perpétués par le parrainage. Ce qui fait que le cadet ou tout autre enfant de la famille peut s’appeler ainsi alors que ces prénoms revenaient exclusivement à l’aîné ou au seul enfant de sexe différent de la progéniture », soutient encore Mbayame Seck.

Quoique assez perceptibles dans la vie courante, ces prénoms ne jouissent pas cependant d’une grande notoriété à l’état civil.

« Depuis 6 ans je suis préposé à ce poste et n’ai eu à enregistrer que deux enfants avec ces noms : Doufi Yagg (ne va pas durer) et Amoulyakar « , révèle Assane Ngom, déclarant des naissances à l’état civil de la mairie de Rufisque.

Pour Mohamed Sall, le peu d’enregistrements est « la résultante de l’évolution des mentalités qui s’est accompagnée d’un souci de donner à l’enfant un nom décent comme le veut d’ailleurs la religion ».

Un point de vue que corrobore Yakha Mbotou Mbengue. « La jeune fille dont je suis la marraine a été déclarée à l’état civil sous le prénom d’Aïcha par son père qui est un de mes frères mais, dans la vie courante on l’appelle de mon prénom », fait-t-elle remarquer.

Dans un pays à majorité musulmane (95%), l’utilisation de ces prénoms n’est pourtant pas approprié, explique l’Imam Assane Diouf, rencontré à Dakar par Anadolu.

« Donner ce type prénom n’est pas vraiment apprécié par la religion musulmane », tempère-t-il.

« C’est une pratique antérieure à l’Islam et qui se retrouve également chez les Arabes qui donnent parfois des prénoms d’animaux aux êtres humains », explique-t-il, prenant l’exemple des prénoms Assad (lion), Namir (tigre) et Fahd (Ours).

« Ce que recommande l’islam c’est en fait de donner un nom correct à son enfant. Les meilleurs étant ceux qui  marquent la soumission envers Allah tel Abdoulatif, Abdourakhmane… ou qui exaltent une valeur comme Taïb (calme) ou encore des noms de prophètes et autres personnes qui servent de modèle ».

« C’est un droit absolu de l’enfant que lui doit son père », conclut l’imam.

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