Depuis des années, des décennies parfois, ils s’accrochent à la tête de leur parti. Mais dans l’ombre, les quinquas trépignent et fourbissent leurs armes. Enquête sur cette génération qui rêve de parricide.
«Le PDS, à l’instar des autres partis politiques sénégalais, appartient à son géniteur. C’est ce qui explique la momification des secrétaires généraux à la tête de ces formations. » À Dakar, nombreux sont les politiques à reprendre à leur compte l’analyse de Sud Quotidien, qui commentait récemment la « fin pathétique » d’Abdoulaye Wade. Quarante et un ans après avoir fondé le Parti démocratique sénégalais (PDS), le vétéran de la scène politique nationale a en effet annoncé qu’il conserverait sa fonction de secrétaire général jusqu’à la prochaine présidentielle. Malgré ses deux mandats à la tête de l’État et ses 89 ans, « Gorgui » (« le vieux », en wolof) paraît moins décidé que jamais à envisager sa succession.

Si le parti libéral, qui n’a connu qu’un seul leader en quatre décennies d’existence, est un cas à part, d’autres formations d’importance sont elles aussi soumises à un syndrome d’appropriation patrimoniale qui fait grincer des dents des « quinquas » condamnés aux seconds rôles, soumis au bon vouloir d’inamovibles « présidents-fondateurs » peu enclins à leur laisser le champ libre.

L’Alliance des forces du Progrès

Le premier acte de cette grogne transpartisane survient le 10 mars 2014 lorsque Moustapha Niasse, fondateur et secrétaire général de l’Alliance des forces de progrès (AFP), convoque subrepticement le bureau politique de son parti. Officiellement, l’ordre du jour doit concerner les élections locales, prévues trois mois plus tard. Mais Niasse sort de son chapeau une motion portant sur la prochaine présidentielle. Président de l’Assemblée nationale depuis juillet 2012, Moustapha Niasse, 75 ans, n’a jamais fait mystère de son allégeance à la coalition gouvernementale Benno Bokk Yakaar (BBY). Pour lui, il n’est pas question de voir son parti présenter un candidat en 2017 face au président sortant. « Il sait qu’il n’a plus d’avenir présidentiel et pratique la politique de la terre brûlée », analyse le politologue Babacar Justin Ndiaye.

Contraints de se positionner sans préavis sur une motion excluant une candidature de l’AFP à la présidentielle, les membres du bureau politique sont pris de court. « Lorsque Moustapha Niasse a demandé qui était contre, une seule personne a osé lever la main », relate Malick Gakou, 53 ans, alors numéro deux du parti. Considéré comme un présidentiable en puissance, Gakou estimait que l’AFP se devait de présenter son propre candidat face à Macky Sall.

Le Parti socialiste

Deux mois plus tard, c’est au sein du Parti socialiste (PS) qu’apparaissent les germes du schisme. Repoussé depuis 2011, le congrès censé désigner le successeur d’Ousmane Tanor Dieng au poste de secrétaire général doit se tenir trois semaines seulement avant les élections locales de juin 2014. Imposé par Abdou Diouf en 1996, Tanor, 68 ans, règne sur le PS depuis près de deux décennies. Après avoir assuré à Jeune Afrique, début 2012, qu’il laisserait la nouvelle génération s’épanouir, le « baobab » socialiste a changé d’avis : il briguera sa propre succession. Militant discipliné, le maire de Dakar, Khalifa Sall, ravale son ambition de lui succéder. Pas l’avocate Aïssata Tall Sall, 57 ans, qui lui dispute le leadership socialiste. « Il est souhaitable qu’il y ait une alternance à la tête des partis, comme c’est le cas à la tête des États », explique-t-elle alors. Au sommet du PS, cette perspective est vécue comme un affront. Au terme de tractations tortueuses, l’élection sera brutalement interrompue le 29 mai, au prétexte qu’elle compromettrait « l’unité du parti et la cohésion entre ses militants ».

Officiellement, la députée et maire de Podor a consenti à se retirer au profit de Tanor. Une version que l’intéressée conteste, affirmant avoir été placée devant le fait accompli. « Tanor a verrouillé à son profit toutes les instances internes du PS, confirme Babacar Justin Ndiaye. Mais il ne présente pas le meilleur profil pour une candidature présidentielle. » En coulisses, Aïssata Tall Sall et Khalifa Sall rongent leur frein en attendant de connaître la position officielle du PS : candidature autonome ou ralliement à Macky Sall ?

Sylvain Cherkaoui pour J.A. Seyllou/AFP DR
En janvier 2015, le schisme rebondit à l’AFP quand le mouvement de jeunesse du parti adopte une résolution favorable à une candidature « progressiste » en 2017. Depuis plusieurs mois, les tiraillements entre pro-Niasse et pro-Gakou n’ont fait que s’amplifier. Furieux, Niasse limoge le responsable des jeunes de l’AFP de sa fonction de conseiller technique à l’Assemblée nationale. « Je le dis ici : aucun ambitieux, aucun imbécile, aucun salopard ne peut détruire ce qui me lie à Macky Sall ! » enrage le patriarche. En mars, l’exclusion de douze frondeurs, dont Malick Gakou, est prononcée par la commission de discipline. Limogé de l’AFP, le dauphin désavoué s’en ira fonder sa propre formation, le Grand Parti du Sénégal.

En matière de luttes intestines, le PDS n’est pas en reste

Jusque-là préservé des luttes intestines, le PDS d’Abdoulaye Wade entre à son tour dans la danse. Début mars, l’imprévisible secrétaire général a annoncé sans préavis une décision qui allait mettre le feu aux poudres : le congrès prévu en août 2015 pour désigner le candidat à la prochaine présidentielle est annulé. En lieu et place, une primaire improvisée est convoquée une quinzaine de jours plus tard, à quarante-huit heures du prononcé du jugement dans l’affaire Karim Wade. Pour plusieurs cadres du parti, qui ne font pas mystère, en privé, de leur intention de succéder à Abdoulaye Wade, la pilule est dure à avaler. À leurs yeux, le scénario de cette désignation précipitée est écrit d’avance : Wade père entend profiter des excès de la « traque aux biens mal acquis » pour faire désigner son fils Karim.

L’intention de rompre avec la « léthargie »

De fait, Karim Wade remportera haut la main la primaire face à quelques figurants de circonstance. Quelques jours plus tard, l’ancien Premier ministre Souleymane Ndéné Ndiaye, 56 ans, claque la porte du PDS et annonce la création prochaine de son propre mouvement. Le chef du groupe parlementaire libéral, Modou Diagne Fada, 46 ans, reçoit lui aussi le message cinq sur cinq : son ambition de succéder un jour à son mentor a désormais du plomb dans l’aile. Adepte d’une stratégie plus feutrée, il initie, en mai, avec un groupe de cadres libéraux, un mouvement visant à la refondation du PDS. Si leur hommage à « l’œuvre colossale » d’Abdoulaye Wade a des accents dithyrambiques, ces réformateurs revendiquent sans détour leur intention de rompre avec la « léthargie » qui frappe les instances du parti. « Me Wade doit passer la main à la jeune génération, martèle Diagne Fada. Sa vocation, aujourd’hui, c’est de faire le tour du monde pour partager son expérience et régler des conflits. »

Après avoir longtemps maintenu une unité de façade face aux démêlés judiciaires de plusieurs de ses barons, le PDS entre dans une guerre de succession fratricide. Le 9 juin, au domicile d’Abdoulaye Wade, une réunion entre loyalistes et réformateurs vire à la scène de ménage. Face aux accusations de certains faucons pro-Wade qui les soupçonnent d’avoir été « achetés » par Macky Sall, Fada et sa bande préfèrent quitter les lieux. Convoqués devant la commission de discipline du parti, ils font savoir qu’ils ne comparaîtront pas et menacent de saisir la justice pour diffamation.

Appropriation durable des principaux partis du pays

Pour parachever le tableau, voilà que Rewmi, le parti fondé en 2006 par l’ancien Premier ministre Idrissa Seck, bascule lui aussi dans une querelle intestine. Cette fois, le conflit n’est pas générationnel puisque Idrissa Seck et son principal détracteur, le député Oumar Sarr, ont presque le même âge (respectivement 54 ans et 56 ans). Leur brouille s’enracine dans une divergence survenue fin 2013, lorsque Rewmi a quitté la coalition BBY. Mi-juin, Sarr déterre la hache de guerre et lance le Groupe pour la refondation de Rewmi. « Le leadership du parti n’est pas performant, déclare-t-il à Jeune Afrique. Idrissa Seck doit laisser la place, et je suis candidat pour lui succéder. » « Oumar Sarr a profité de l’appui de Macky Sall pour régler des comptes personnels », rétorque un proche d’Idrissa Seck, qui accuse le frondeur de diviser le parti pour le compte de la présidence.

Ce procès en transhumance fait toutefois litière d’un problème bien réel : l’appropriation durable des principaux partis du pays par la figure emblématique qui leur a donné la vie (Wade, Niasse, Seck) ou qui en a reçu le leadership en héritage (Tanor). Une tradition dont les soubassements, selon Babacar Justin Ndiaye, sont à la fois historiques et économiques. « D’un côté, on peut y voir un héritage des partis uniques privilégiés au moment des indépendances, analyse-t-il. De l’autre, cette appropriation tient au fait que les fondateurs de ces partis sont aussi ceux qui les financent. Et qui paie commande. »

Un dicton que les frondeurs, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, entendent bien faire mentir avant d’atteindre à leur tour l’âge de la retraite. Dans leur mémorandum, les réformateurs du PDS se prévalaient d’un autre adage, puisé chez Nietzsche : « On paie mal un maître en ne restant toujours que l’éleve. »
Jeune Afrique

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