Serigne Cheikh Ahmad Tidiane Sy Maktoum tire un double privilège de son état-civil. La Tidjaniyya, confrérie soufie, est fondée par son homonyme, l’Algérien Aboul Abbas Ahmad At-Tidjani (1737-1815), puis largement propagée par son grand-père, El Hadji Malick Sy, hagiographe du prophète Mohamed (PSL).

Natif de Saint-Louis comme son père, Ababacar Sy, khalife des tidjanes de 1922 à 1957, dont il est le troisième fils, Serigne Cheikh Tidiane Sy est décédé dans sa 91-ème année. Il laisse apparaître le parcours d’un guide spirituel qui s’est affranchi du conservatisme, propre à l’islam au Sénégal, pour s’efforcer de se donner une identité propre à lui, celle d’un homme d’ouverture.

 

Au-delà de la considération tirée de son ascendance (descendant d’El Hadji Malick Sy, de l’almamy du Rip et du Bour Sine), son influence dans les milieux musulmans sénégalais est le résultat de son itinéraire personnel. Très tôt, Serigne Cheikh Tidiane a tenté de réformer son entourage familial. Il installe le téléphone pour le khalife et commence à habituer son monde au port de la tenue dite occidentale et aux apparitions publiques, le chef décoiffé. Cette ouverture suscite des controverses. Par exemple, chez les religieux, le bonnet est un élément du complet.

Au cours d’une causerie religieuse, le 26 mai 1950 à Tivaouane, le jeune marabout soutenait : « La religion ne doit pas rendre neutre son sujet aux travaux de réforme mondiale. (…) Apprendre ses devoirs religieux et les mettre en pratique n’exclut nullement les travaux manuels et d’esprit qui conduisent à l’amélioration du sort de l’humanité. C’est là un autre champ qu’il ne faut pas fuir pour aucun prétexte ».

Plusieurs registres, intellectuel, social, théologique, politique et économique, caractérisent son parcours. Cette dimension plurielle marque ses conférences publiques ou sa causerie à l’occasion de la commémoration de la naissance du prophète Mohamed (571-622). D’ailleurs, depuis près d’une décennie, le cheikh la célèbre, seul avec ses fidèles aux Champ des courses de Tivaouane (92 Km). Ce Gamou est le troisième organisé, concurremment, à côté de celui de ses frères et celui de ses cousins. La première scission date du début des années 50, suite à un conflit entre Khalifa Babacar et ses demi-frères.

Cette vielle division est intervenue un demi-siècle après le lancement par El Hadji Malick Sy de la nouvelle impulsion qu’il a apportée à l’anniversaire de la « Mawlidi nabi », en le célébrant avec le « Bourda », le chef-d’œuvre de Mohamed Bouchri. Ce sont des écrits panégyriques sur le prophète chantés sur une décade avant la veille du Gamou. Le jour-j, les conférenciers de ces trois pôles commentent le « Khilasu Zahab » ou « Mimiya », œuvre majeure de leur aïeul sur la vie du prophète.

Tivaouane est l’attraction des musulmans sénégalais à l’occasion de la célébration du Maouloud. Cette commémoration de la naissance du prophète Mohamed (PSL), la 106-ème édition dans la ville depuis qu’elle a été lancée par El-Hadji Malick Sy. L’avènement de ce savant et mystique (1855-1922) a été annoncé par El-Hadji Oumar Foutiyou Tall comme son successeur à la tête de la Tijaniyya.

Dans sa formation spirituelle, Cheikh Ahmad Tidiane Maktoum revendique ’’une fidélité sans faille aux enseignements de Serigne Babacar Sy’’, son père qu’il prend pour ’’seul et unique maître spirituel’’. Toutefois, il ne cache pas une pleine admiration pour son formateur Serigne Alioune Guèye, ainsi qu’il aime à citer ses autres professeurs de sciences islamiques, l’imam Moussa Niang et Chaybatou Fall. Aussi, rappelle-t-il souvent son passage entre les mains de son oncle paternel El-Hadji Abdoul Aziz Sy et des leçons de diction de ce savant et pédagogue de renom. Ils ont vécu ensemble à Guinguinéo (centre). L’écho des cantiques de Dabbah retentit encore au Sénégal, 10 ans après sa disparition.

Les contemporains de Cheikh Tidiane Maktoum à Tivaouane retiennent de lui ’’un apprenant surdoué’’, un talibé qui récitait sans anicroche ses leçons alors qu’il revenait d’autres occupations pendant que ses camarades apprenaient. Déjà à l’âge de14 ans, il a bouclé prématurément les cycles inférieur et moyen des études islamiques. A 16 ans, il publie son premier livre : ’’Les vices des marabouts’’. Plus tard, il écrivit ’’L’inconnu de la nation sénégalaise : El-Hadji Malick Sy’’. A la trentaine, il effectue son premier voyage à Paris où il vit, bien plus tard pendant cinq ans, une sorte d’exil.

Cette précocité intellectuelle fait lui qu’il joue les premiers rôles dans l’entourage de son père. Aux toutes dernières années du califat de Serigne Babacar, Cheikh animait, sur sa désignation, le Gamou et il était l’interlocuteur des dahiras (cercles de talibés) et des délégations officielles. En ce moment, comme aujourd’hui d’ailleurs, la famille d’El-Hadji Malick Sy, était en conflit. Après le rappel à Dieu du défunt khalife, Serigne Cheikh se sert de cette influence auprès de son père et de son aura propre auprès des muqqadams (dignitaires) et des fidèles pour revendiquer la légitimité dans la succession. Et depuis, il n’a pas lâché prise !

Cette maturité le met en contact avec les hommes politiques avec qui d’ailleurs les relations évoluent en dents de scie. Il fut le fondateur du Parti de la solidarité sénégalaise (PSS, opposition à Senghor), avec divers politiques notamment Ibrahima Seydou Ndao et Me Moustapha Wade, ainsi que le marabout Cheikh Ibrahima Niasse. En 1959, la contestation de résultats électoraux jugés ’’tronqués’’ par le PSS et le PAI (gauche) vaudra à Cheikh un séjour carcéral.

Des années plus tard, Senghor le nomme ambassadeur au Caire auprès de la République arabe unie (Egypte et Syrie). La fin ne fut pas prospère. Aux accusations de ’’fautes de gestion’’ se mêlent celles d’un ’’approchement inquiétant avec les milieux arabo-musulmans’’. L’inquiétude venait surtout des autorités françaises et des pro-Français dans l’entourage de Senghor. Un fait : le marabout-ambassadeur développait la coopération culturelle et faisait venir des milliers d’ouvrages à destination des arabisants sénégalais.

’’Au risque de me répéter, je vous rappelle que votre rôle est avant tout d’étudier et d’organiser la nature qui est en nous et hors de nous, pour l’avènement de la justice, de la bonté et de la paix’’, déclarait-il au cours d’une conférence religieuse, en mai 1961 à Rufisque.

Avec les régimes successifs avant et après l’indépendance, son parcours politique est parsemé de contacts et de distances. Mais, chez les intellectuels notamment les lettrés en arabe, Serigne Cheikh Tidiane incarne le renouveau dans l’islam au Sénégal. En 1955, le jeune marabout tidjane monte l’Association éducative islamique en même temps qu’il lance le journal « L’islam éternel ». Ainsi, multiplie-t-il les conférences thématiques sur l’islam, la société, la science, la culture et la politique. Son vieil auditoire se souvient de celle portant sur ’’Islam et négritude’’.

’’En lui, Cheikh Tidiane, s’est réalisée la double quête de l’’’Insanoul kamil’’ (l’homme parfait) dans la perspective islamique : cet être spirituel qui vivra pour Dieu seulement en duo avec l’être terrestre qui travaillera et se battra comme s’il ne devra jamais quitté ce bas monde’’, écrivait, dans le journal Le Monde islamique, octobre 1995, Cheikh Abdoulaye Dièye.

’’Poète moi-même, j’ai déjà trop jeune été émerveillé par la pureté et l’originalité de son style et la noblesse que véhiculait sa poésie. Son tout est poème, finesse et intelligence et le perçoit bien à travers ses sorties. De son habillement à son gestuel en passant par son verbe évocateur’’, ajoutait le défunt religieux et homme politique sénégalais.

Mystique, intellectuel et politique, Cheikh Tidiane garde à son tableau de chasse la figure de l’homme d’affaires. Producteur d’arachides dans le Saloum (centre), il s’est ensuite intéressé à l’industrie (huilerie et tomate conservée) avant de devenir actionnaire majoritaire dans l’unique cimenterie du pays à l’époque, la SOCOCIM à Rufisque. Sa brouille avec le régime d’Abdou Diouf lui vaudra bien des ennuis dans ce portefeuille. Aussi, sont évoqués ses intérêts passés dans les secteurs du transport.

Aujourd’hui, le poids de l’âge et l’étendue des responsabilités le confinent à plus de retrait que jamais. N’empêche, ses détracteurs voient toujours son inspiration à travers les manifestations du Dahira moustarchidin wal moustarchida, le mouvement de jeunes dirigés par son fils Serigne Moustapha Sy. Serigne Cheikh est leur guide spirituel, même si lui-même être leur condisciple dans le legs de Khalifa Ababacar Sy.

Bacary Sambe, docteur en sciences politiques et chercheur à la Maison de l’Orient méditerranéen, Université Lumière Lyon2, relevait dans un article que ’’Cheikh Ahmed Tidiane Sy Maktoum fut, lui aussi, présenté par les éditions Dâr Makbat al-Hayat de Beyrouth en ces termes : ‘il est actuellement parmi les hommes qui oeuvrent pour l’intérêt des musulmans et de l’humanité. Il bénéficie de l’estime et de l’amitié sincères de tous les leaders du monde arabe. Ils l’estiment pour sa vision, ses qualités humaines et sa sagesse politique’’.

Dans une analyse datée de septembre 1995 consacrée aux relations entre l’islam et le monde occidental, suite à une appréciation positive du Prince Charles d’Angleterre sur la contribution de la religion musulmane dans le progrès de l’Europe, Cheikh Tidiane Sy le soutenait ainsi que ’’Ce n’est pas parce qu’il y a des incultes parmi les Occidentaux et des révoltés parmi les Musulmans que tout doit s’écrouler. Il faut aider les uns et les autres à être moins récalcitrants’’.

Cependant, après le déclenchement de la guerre en Irak, par les forces anglo-américaines, le chef religieux sénégalais avait vivement protesté contre les divers soubassements de l’attaque armée. Le jeudi 15 mai 2003, à l’occasion du Gamou, il plaidait pour une réforme des systèmes internationaux. ’’Les systèmes financiers, politiques et religieux sont tous mal fichus. On ne peut pas mondialiser la bêtise ! Le constat d’échec des systèmes est patent. Ceux qui prônent la mondialisation, eux-mêmes, s’y perdent tous les jours’’.

’’L’homme est le premier projet de Dieu et sa dernière créature. A travers lui, le Seigneur témoigne de son omniscience que tout fidèle doit méditer. Le règne de l’aveuglement généralisé rend nécessaire pour le musulman un retour aux sources divines : Allah, le prophète et le coran. Tout ce qui peut sauver l’être humain, c’est sa détermination à prêter attention aux pouvoirs du Seigneur et Dieu a fait de son envoyé (le prophète Mohamed) un sol vierge pour l’avènement du coran’’.

Au dernier Gamou, le 1er avril 2007, Serigne Cheikh Tidiane Sy Maktoum invité les adultes, en particulier les maîtres coraniques, à savoir ’’se comporter convenablement avec les enfants, à être gentils avec eux’’. ’’Il y a en qui ne savent que gronder ou violenter les enfants alors que cela ne se fait pas. Tout comme il est formellement interdit, en islam, de transformer les enfants en mendiants errant en guenilles dans les rues. D’ailleurs, pour faire exaucer un vœu personnel, passons par les enfants’’.

Serigne Cheikh, c’est surtout la maîtrise de la parabole comme méthode d’éducation allusive. Il la couple souvent avec l’humour ou la dérision. ’’Tâchez-vous d’apprendre l’arabe classique, la langue du prophète qui est aussi celle de l’au-delà parce qu’on n’y parlera ni le français ni je ne sais quoi’’.

Seneweb news-RP (APS)

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