La rubrique « Les Grands Entretiens » de Dakaractu reçoit Habib Thiam, ancien Premier ministre du Sénégal. Dans un entretien-fleuve, le proche et fidèle ami du Président Abdou Diouf, retrace son parcours, évoque des souvenirs et fournit les clés de déverrouillage de quelques événements opaques qui ont ponctué la vie politique, économique et diplomatique du Sénégal. Une conversation-marathon, captivante et foisonnante de révélations avec l’éditorialiste Babacar Justin Ndiaye.

 

« L’histoire de la gifle administrée à Jean Collin… »
« L’avion qui a sombré au large de Dakar, sans le passager Abdou Diouf… »
« Les fautes d’orthographe de Jean Collin… »
« Le lobby français et le sucre de Richard Toll… »
« La CSS au cœur des relations entre Senghor et la famille Mimran… »
« Abdoulaye Wade a fait une démarche auprès de ma mère afin que je limite les coups… »
« Pendant le conflit Sénégal-Mauritanie, j’ai téléphoné à mon ami Lionel Jospin … »
« Le coup d’Etat du Général De Souza n’était pas une fable… »
« Mon fief Dagana était une citadelle PS imprenable… »
« Un Premier ministre ne se laisse pas marcher sur les pieds par ses ministres…»

Monsieur le Premier ministre, au moment où la colonisation connaissait son plein essor ou son apogée, vous,  enfant de la colonie du Sénégal, débarquiez en France pour y boucler le cycle secondaire, décrocher le baccalauréat, engranger des diplômes universitaires ; et enfin y réussir le concours de l’Ecole Nationale de la France d’Outremer (ENFOM). Convenez avec moi que ce parcours fut très privilégié, à l’époque…

Il était privilégié et il était écrit ou inscrit, en même temps, dans mon destin.  C’est pourquoi quand mon père m’a envoyé là-bas, il m’a donné quelques conseils. Il m’a dit : « Habib, tu vas dans un pays qui n’est pas le tien. Ça,  il faut que tu le saches bien ! Tu y vas pour un but, c’est-à-dire pour chercher quelque chose. Quand tu reviendras, ici, il faudra que tu reviennes avec cette chose-là,  c’est-à-dire ton diplôme. Par ailleurs, tu es musulman, suis ta religion, ne bois pas d’alcool ! Tout ira bien, à ton retour ».

Mais quels étaient vos moyens propres quand on sait que des hommes comme Abdoulaye Wade, Douta Seck etc… ont bénéficié des bourses municipales de Lamine Guèye ?
C’était, surtout, mon père. Mon père avait des moyens et il avait décidé de m’envoyer en France. Mais,  j’avais pu bénéficier, au départ, d’une bourse de la municipalité de Dakar.

Ah bon!
Oui, oui mais, elle a été supprimée, tout de suite, parce que le Gouverneur général, un Français, s’était rendu compte que j’avais quelques moyens. Alors, il a privilégié les jeunes qui avaient peu de moyens, pour les pousser. Plus tard, j’ai pu avoir une bourse de l’Afrique Occidentale Française (AOF).

C’est donc votre immersion dans le milieu français qui explique votre langage châtié. Parce qu’on a lu et apprécié la qualité du livre que vous avez publié : « Par devoir et par amitié »
Ça c’est vrai…

Vous avez une parfaite maîtrise de la langue de Pagnol, ce qui frappe vos interlocuteurs, d’emblée…
Je suis resté, dix ans, en France. J’ai fait là-bas ma troisième, ma seconde, ma première et la faculté de Droit de Paris. J’étais immergé justement dans le milieu français et j’avais eu la chance d’avoir fait du latin, quand j’étais dans le cycle secondaire. Nos professeurs ont beaucoup insisté sur le fait que le latin nous servirait un jour. Au départ je n’étais pas convaincu mais, par la suite, je me suis rendu compte que c’était une excellente chose d’avoir fait le latin. Il m’a permis d’avoir une meilleure maîtrise, une grande aisance en français.

Il y a un autre ministre qui a fait le latin et bien dominé cette langue dite morte, Kader Fall…
Oui, Kader Fall…

Un grand latiniste…
C’est juste. Il était formidable. Il avait fait le latin. C’était quelque chose de formidable. Au départ, c’est très difficile, le latin, parce que c’est un langage de déclinaison auquel on n’était pas habitué mais progressivement on a assimilé. On a eu une plus grande maîtrise du français grâce au latin et ensuite on a bien vu que du point de vue des mots et du vocabulaire,  le fait d’avoir fait du latin était une clé pour ouvrir plusieurs portes. Enfin, cela m’a servi en faculté, car le Droit français repose sur le Droit romain. On retrouvait les éléments qui consolidaient ce que j’avais pu apprendre, ici, au Sénégal et ce j’avais pu apprendre, en France.

Donc les rigueurs de la colonisation pure et dure, c’est-à-dire les fameux clivages entre les citoyens français et les sujets français, ces affres-là vous ne les avez pas connues, sauf peut-être à travers la littérature ?
Si, si, je les ai connues

Comment ?
Je les ai connues sur un autre plan. Au lycée, mes camarades français me regardaient de travers, donc de façon subtilement raciste. Mais,  je me suis souvenu de ce que mon père m’avait dit : « Tu vas dans un pays qui n’est pas le tien. Il faut que tu te défendes ». Alors, je travaillais, je travaillais beaucoup et je figurais parmi les meilleurs élèves ; je collectionnais des prix d’excellence. Une parenthèse. Mon père avait dit à ma mère : «  C’est Habib qui t’enverra à la Mecque ». Et ça,  je l’avais en tête. Il se trouve qu’à l’époque, à l’ENFOM, nous étions considérés comme des fonctionnaires de la France d’Outremer. Donc bien payés.

Mais justement, pourquoi vous avez fait l’Ecole nationale de la France d’Outremer ? Pour les charmes et les grandeurs du commandement territorial ?
Non, non ce n’était pas ça. C’était le fait que mon père avait dit à ma mère que c’est Habib qui t’enverra à la Mecque. A l’époque, la bourse des universités était de 25 OOO francs. Par contre, à l’ENFOM, vous aviez, dès la première année, une bourse de 80 000 francs, comme salaire mensuel.

Donc, il n’y avait pas une once de vocation chez vous ?
Je n’avais pas de vocation à être administrateur.

Pourtant, durant cette période-là, le livre d’Henri Labouret faisait fureur. Labouret qui était l’un des chevaliers de l’Empire colonial français, était un commandant de cercle dans le pays lobi, en Haute-Volta. A l’époque, son livre était à la mode et suscitait des vocations exotiques et impériales…
Je n’ai jamais eu de vocation de ce genre-là. Moi, ma vocation était d’aller en France comme mon père m’y avait envoyé, de travailler, de décrocher le diplôme et ensuite, le hasard a fait que j’ai pratiqué du sport avec succès. J’ai été 2 fois champion de France. J’ai été, 12 fois, intégré dans l’équipe de France d’athlétisme et j’ai eu la médaille de bronze aux jeux universitaires mondiaux de Paris, puis la médaille d’or de 4×100 m dans l’équipe de France. Donc, ma vocation, c’était mes études d’une part, et d’autre part, le sport que je pratiquais.  Je mélangeais les deux. Dieu merci, j’ai pu réussir les deux, en même temps.

A propos de l’ENFOM il y a deux célèbres élèves, qui sont brevetés de l’ENFOM comme vous, Daniel Kabou et Abdou DIOUF qui sont restés, d’ailleurs, vos amis. Comment vous les avez connus ?
Pour Abdou Diouf, c’est très simple : le concours d’entrée de l’ENFOM était passé par des étudiants qui étaient au Sénégal et par des étudiants qui étaient en France.

Donc c’est sur place, en France, que vous avez connu Abdou DIOUF ; parce qu’il a fait sa licence, ici, à Dakar avant d’aller à l’ENFOM tandis que vous…
Il a terminé sa licence  en France

Il l’a entamée ici ?
Ici, il a fait les deux premières années à Dakar, car pour entrer à « Colo », (Ecole coloniale ou ENFOM) il fallait avoir les deux premières années de Droit. Abdou Diouf est entré à « Colo » avec le concours. Moi-même, je suis entré avec le concours. Abdou est entré major, pendant ce temps-là, moi je faisais du sport.
Et Daniel Kabou ou Cabou, on a les orthographes… ?
Daniel Kabou était un peu notre aîné

Toujours à l’ENFOM ?
Il était déjà sorti, quand on y entrait. Donc, c’était un peu notre aîné.

Alors donc, l’amitié c’était surtout avec Abdou Diouf ? 
Oui. Abdou Diouf était major, moi j’étais dans le tas comme on dit. A la sortie, il était encore major et moi je suis sorti deuxième de la promotion,  derrière Abdou Diouf, avec un écart de 0,2 point entre nous. Pas plus.

Ça c’est anecdotique et intéressant…
C’est une anecdote, mais c’est mal connu, puisqu’on n’en parlait pas. Mais, c’est ça la réalité et on a construit notre amitié sur cette base-là. Quand on est revenu au Sénégal, on a commencé à travailler et on a passé le cap du grand conflit entre Senghor et Dia…

On en parlera. En tant que musulman, vous avez sûrement une haute idée du destin. Alors et à ce propos, que vous inspirent justement les grimaces du destin, à travers vos parcours respectifs. Abdou Diouf devient Président de la République et Daniel Kabou devient votre directeur de cabinet, un peu plus tard. Vous voyez que Dieu a distribué les destins à sa guise.
On peut dire ça, mais Daniel Kabou n’a pas été mon directeur de cabinet.
Mais si, quand vous étiez Premier ministre, il dirigeait le cabinet avec de rang de ministre…
Quand j’étais Premier Ministre, il était dans mon cabinet en qualité de conseiller spécial avec rang de ministre.

Vous avez parfaitement raison, votre directeur de cabinet s’appelle Oumar Khassimou Dia, un brillant ingénieur, longtemps DG de la SODEFITEX ?
C’est exact. Daniel Kabou, on se connaissait, on habitait pratiquement la même rue Carnot. On se connaissait vaguement puis on a consolidé progressivement notre amitié. Abdou Diouf et moi,  l’avons considéré, avec respect, comme notre ancien.

Il a été le premier Sénégalais, gouverneur de région, vers la fin de la Loi-cadre de Gaston Deferre, en 1958-59, à Saint-Louis où il a été agressé ?
Effectivement. Il a été agressé là-bas. Violemment, oui, oui… Ce fut son premier contact avec les réalités du pays. C’est mon ami.

À-propos d’Abdou Diouf, qu’est ce qui a bétonné votre amitié ? Est-ce l’épisode de l’avion qui est tombé au large de Dakar ? Vous racontez ça dans votre livre…
Moi, je dirais que c’est Dieu parce qu’on ne se connaissait absolument pas.

Mais l’épisode de l’avion a joué aussi ?
Quoi ?

L’épisode de l’avion qui est tombé, qu’il devait prendre ?
Ça, c’est une affaire dont on parle pas, et je n’aime pas trop en parler parce que…

Mais vous en avez parlé dans votre livre…
Oui, mais rapidement. C’était un moment absolument triste. Il y avait mon frère Mohamed qui faisait ses études de notariat en France, en même temps que nous. Nous devions renter ensemble au Sénégal. Abdou et moi, nous avions terminé à « Colo », nos diplômes en poche. Alors, moi je dis à Abdou, en insistant lourdement : « Maintenant, on est fonctionnaire, on voyage en première classe, on n’a qu’à repartir en bateau ». Abdou était hésitant, mais j’ai tellement insisté qu’il dit : «  Bon d’accord, on va retourner en bateau ». Pendant ce temps mon frère Mohamed, sur un ton badin, nous dit : oh, oh, vous là, les jeunes là, allez, oust… moi, je prends l’avion et viendrais vous accueillir ». C’est cet avion qui a crashé au large de Dakar.

Avec à bord de l’avion, au fond de l’océan, David Diop auteur de : « Afrique mon Afrique ! »
David Diop était un ami à moi, aussi.

Il devait regagner la Guinée-Conakry…
Nous étions à la cité universitaire d’Antony. David Diop habitait l’étage de dessus et moi, en dessous. On se voyait souvent, on parlait souvent. Et, comme il était un bon poète, on discutait.

C’est le frère de Christiane, l’épouse d’Alioune Diop, fondateur de « Présence Africaine » et de Suzanne Diop que vous connaissez certainement ?
Oui, oui ! C’était un homme formidable et on était ami, vraiment  ami.

Apparemment, l’écrivain David Diop était trop idéaliste. Après un séjour, en Guinée, chez Sékou Touré, où il enseignait, à l’Ecole Normale de Kindia, le Professeur-écrivain David Diop sera, avant sa mort, ébranlé, désabusé et désarçonné par la tournure dramatique prise par la révolution guinéenne…
Ah, oui ! Il y’avait de quoi. Il faisait partie de tous ses jeunes Africains qui, au moment de l’indépendance obtenue par Sékou Touré dans les conditions que vous connaissez, ont dit : « Nous allons donner un coup de main là-bas puisque la France retirait brutalement son assistance technique de la Guinée. Ils sont allés, moi, aussi, j’ai failli aller en ce moment-là.

Ah bon ?
Oui, oui j’étais Secrétaire Général de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire de France : FEANF…

Qui était à l’époque le président : Charles Diané ?
Non, non ! C’était avant Diané. C’était le docteur qui est décédé, d’ailleurs. Comment il s’appelait ? Le nom me reviendra.

Mr le Premier ministre, on constate que la politique est le cimetière des amitiés. La politique a englouti beaucoup d’amitiés : De Gaulle-Jacques-Soustelle, Mamadou DIA-Senghor, Ben Bella-Boumediene, Sankara-Blaise. Même entre Castro et Guevara, il y a eu des problèmes… Qu’est ce qui explique le record de  longévité amicale avec Abdou Diouf ?  
Une bonne formule ! La politique est le cimetière des amitiés, mais c’est vrai si vous ne faites que de la politique et que vous êtes concurrents. Entre Abdou et moi, il n’y a pas eu de concurrence. Il y’a eu des relations d’amitié. On parlait de tout et de rien. Alors, à partir de ce moment-là, il n y’a pas eu de jalousie, de ma part, vis-à-vis d’Abdou Diouf.

Monsieur le Premier Ministre, votre amitié n’est pas morte, elle n’a jamais été engloutie par la politique, néanmoins elle a enregistré  des fêlures. Je pense à l’épisode de votre présidence abrégée à l’Assemblée nationale, ça c’était une fêlure quand même !
Là vraiment, j’ai raconté cela dans mon livre. Comment les choses se sont passées ? Je dois vous dire que je suis un homme de refus. Quand on veut m’imposer des choses que j’estime ne pas devoir faire, je refuse. De tout temps, quand on m’imposait des choses que j’estimais non valables,  je disais : non.  Quand il y a eu tout ce montage là, à l’époque – paix à son âme, il s’agissait de Jean Collin – j’ai refusé ce que d’autres accepté.

Mais justement, comment avez-vous réussi cette prouesse-là : être l’ami de Abdou Diouf qui était l’ami de Collin qui n’était pas votre ami. Etait-ce facile à vivre ça ?
Il y a une explication simple pourtant. Collin est sorti de l’ENFOM. Il était donc notre aîné, à Abdou comme à moi-même. Quand nous sommes rentrés, Abdou Diouf et moi, ici au Sénégal, nous avions d’excellentes relations, tous les trois. On s’invitait réciproquement dans nos maisons.

Donc, au départ c’était bien ?
On avait de bonnes relations. Ces relations se sont détériorées… Je ne veux pas dire dans quelles conditions parce qu’il est décédé.

Mais par la bande, par ouï-dire et pour la petite histoire, j’ai appris que vous avez eu à corriger 5 à 6 fautes dans un document qu’il avait, écrit et il en a été choqué. N’est-ce pas ?
C’est ça qui a brisé notre amitié.

Mais ça c’est un  détail, monsieur le Premier ministre…
Oui, oui c’est rien du tout. On travaillait sur un texte. Effectivement, il y avait quelques fautes, et moi j’en avais souligné quelques unes. Il s’est arrêté, il m’a regardé et son visage s’est transformé. Il a rougi et visiblement, il était en colère et je ne comprenais pas et puis par la suite, j’ai vu que pour ça, il m’en a voulu.

Jusqu’au terme de sa vie ?
Oui, oui jusqu’au terme de sa vie, il m’en a voulu. Quoi ? Le nègre là, qui veut m’apprendre le français. Cela ne pouvait pas passer. Vous comprenez…

Bien. Il parait que vos rapports ont été exécrables. Exécrables au point de déboucher sur une gifle que l’un aurait administrée à l’autre. C’est la réalité ou c’est le roman ?
Quoi ?

Une gifle ?
Oh non, non. On a été à deux doigts,  mais on n’est jamais arrivé à la gifle. Nos relations étaient exécrables. C’est tout.

Mais, comment avez-vous pu gérer ça ? Parce que Abdou Diouf était son ami, tandis que, vous, vous étiez l’ami d’Abdou Diouf, et vous ne vous entendiez pas, Collin et vous ?
Parce que Diouf me connaissait et il connaissait Jean Collin, aussi.

Mais Diouf n’a jamais basculé ? En un moment donné, on pensait ou voyait qu’il avait pris fait et cause pour Collin… 
C’était plus compliqué ! Il y avait le Président Senghor, aussi. Senghor était le beau-père de Collin. Il faut mettre Senghor dans le coup.

Donc Abdou Diouf était condamné à l’équilibrisme ?
Un peu. Et, en plus, Abdou Diouf était le Premier ministre de Senghor. Moi, j’étais son ami et plus d’une fois, j’ai eu envie de dire : puisque c’est comme ça, moi je m’en vais mais Abdou m’a toujours dit : non, non, il n’est pas question. Je suis resté.

A la différence de Babacar Ba, Cheikh Hamidou et Abdou Diouf, vous, vous n’avez jamais été nommé gouverneur ou préfet.  Ce sont les aléas de la carrière ou quoi ?
Il s’en est fallu de peu, parce que dans l’entourage du chef du gouvernement, Mamadou Dia, il y avait des gens frustrés qui disaient : « Ces jeunes qui sont rentrés, on leur a donné des postes très importants et nous qui avons terminé depuis je ne sais combien de temps, nous sommes là et ce n’est pas normal. Donc ces jeunes devraient aller à l’intérieur du pays, pour faire leurs armes ». Ils ont monté, je ne dis pas un complot, mais une opération consistant à nous balancer tous, à l’intérieur du pays. Et Doudou Thiam, qui était mon ministre, moi j’étais son directeur de cabinet, a été mis au courant. L’opération de ventilation à l’intérieur du pays, était prévue pour le Conseil de ministre qui devait se tenir quelques jours après. Quand il (Doudou Thiam) l’a su, il a été allé voir Senghor en lui disant : « Non, ces jeunes-là, je les ai suivis quand il faisait leurs études et il n’y a aucune raison pour qu’on vienne me les prendre. En tout cas, mon directeur de cabinet, je ne le laisse pas. C’est ce qui a fait que j’ai été épargné. C’est ainsi que je suis resté avec le ministre Doudou Thiam, alors que tous les autres avaient été envoyés à l’intérieur.

Donc, un administrateur civil qui n’a jamais administré une région ou un cercle…
Non, je n’ai pas administré une région. J’ai administré un ministère.

C’est juste. Vous avez navigué dans l’administration centrale puis vous avez atterri au Commissariat au Plan, en remplacement de Cheikh Hamidou Kane et, enfin, à l’Economie rurale, en qualité de membre du gouvernement…
…de ministre du développement rural.

Comment vous trouvez la carrière ministérielle : exaltante ou épouvante ?
Oh…moi je pense que c’est une carrière extrêmement difficile, parce qu’il faut, d’abord,  avoir la vocation, c’est-à-dire la volonté de travailler pour le peuple. C’est le sacerdoce.

Vous avez été ministre du Développement rural et vous l’avez été au moment où Jacques Mimran, le père de Jean-Claude Mimran, arrive de Madagascar d’où il a été renvoyé par le Général Gabriel Ramanantsoa qui était, à l’époque, le chef de l’Etat malgache… Alors son implantation, à Richard-Toll, a été très encouragé, semble-t-il, par le Président Senghor qui était plus ou moins son ami. Quel fut votre rôle dans la signature du contrat léonin qui octroie à la CSS, le monopole décrié du sucre ?
Je n’ai pas joué un rôle dans la signature du contrat. J’ai joué un rôle, en tant ministre du Développement rural chargé de l’Agriculture. Je rappelle que Dagana était mon fief politique et c’est là où l’on devait implanter la canne à sucre.

Moi, je me souviens, une fois, vous m’avez trouvé sur le terrain, à Richard-Toll, lors d’une de vos visites des chantiers de la CSS, en 1971, si ma mémoire est fidèle…
C’était mon fief. Le Président Senghor nous avait dit, à Abdou Diouf, à Cheikh Hamidou Kane et à moi, ceci : « Comme on vous fait la place étroite, retournez dans vos « gokh » (terroirs) et montrez que vous pouvez être des leaders politiques ».

Donc de façon plus appuyée sur la CSS, qu’est ce qui s’est passé ?
Pour la CSS, ce sont les autres, les lobbies qui étaient à la manœuvre

Ah, bon ! Ça c’est passé au-dessus de votre tête ? Bizarre ! Vous, vous étiez ministre, non ?
Il y avait un lobby français, en l’occurrence, la société CAPA qui était déjà implantée. Elle ne produisait pas du sucre, elle importait du sucre de Madagascar qui passait par Marseille et arrivait sur le marché sénégalais. Un sucre transformé en morceaux sur le sol sénégalais. Le Président Senghor, le Premier ministre Abdou Diouf et moi, ministre, nous avons dit : « Non, ce n’est pas normal qu’un pays pouvant produire du sucre continue d’importer du sucre de Madagascar via Marseille ! ». Mais le combat fut rude, car les lobbies français ont réagi.
La CAPA a fait barrage ? 
Un grand barrage jusqu’au niveau de l’Assemblée nationale française. C’est Mimran (le père) qui était un ami de Senghor, qui a donné l’alerte. Il a dit à Senghor : « Attention, la question du sucre et celle de la CSS seront discutées à l’Assemblée nationale, à Paris, alors faites très attention ! ». Le Président Senghor a réagi en accordant des audiences à quelques députés français. La CAPA avait des relais jusqu’au cœur du Parlement français. Je me suis battu. Vous ne pouvez pas imaginer les peaux de banane.

Très bien. Lorsqu’on est arrivé à la phase de signature des contrats entre Mimran et l’Etat du Sénégal, vous êtes évincé ?
Effectivement, ça ne me regardait plus. Je n’avais pas à discuter de contrats. J’avais à faire en sorte que la canne à sucre puisse pousser et dans cette optique-là, il fallait planifier le terrain de Richard-Toll, il fallait canaliser l’eau, et il fallait la dessaler. Enfin, il fallait mettre en place une usine.
Le problème, c’est que le monopole de la CSS faisait jaser et toujours jaser…
Parce que justement,  il y avait des lobbies qui étaient contre, qui ne voulaient pas que nous fassions du sucre au Sénégal.

Hier… Mais, aujourd’hui, le lobby est  sénégalais et porte le manteau de l’Unacois ?
C’est toujours comme ça quand un projet est debout et fait  de l’argent. Il y a des gens qui disent : « Nous aurions pu… » Et ils font tout pour casser ce projet. C’est cette bataille qu’on retrouve, aujourd’hui.

Vous étiez l’avocat de la CSS ?
Non,  je n’ai été l’avocat de personne. Je suis l’avocat de mon pays, je cherche ce qui est valable pour mon pays. Faire du sucre, ici au Sénégal, ça me paraissait meilleur que d’utiliser du sucre à Madagascar qui passe par Marseille, pour arriver ici. C’est pourquoi j’ai mené cette bataille, soutenu que je fus par Abdou et par Senghor. C’est cette bataille-là qui nous fabriqué beaucoup d’ennemis.
Parallèlement à votre carrière de fonctionnaire puis de ministre, vous mouillez aussi le maillot dans l’arène politique. Vous êtes allé prendre le contrôle du bastion de Makha Sarr, à Dagana Ce qui n’a pas été facile. Comment cela s’est passé ?
Le député-maire Makha Sarr était mon oncle à moi. C’était un Walo-Walo.  Et moi-même, je suis Walo-Walo. Quand le Président Senghor nous a dit : « retournez chez vous et  montrez que vous êtes capables de diriger le Parti localement…»,  Abdou Diouf et allé à Louga, moi je suis allé à Dagana. J’ai trouvé une situation invivable. Il y avait deux clans.  Ceux  qui étaient avec Makha et ceux qui étaient contre Makha. Quand il y avait un décès dans un clan,  les autres n’allaient même pas présenter leurs condoléances et ça, c’était inadmissible et insupportable. J’ai constaté et j’ai dit à mes parents : « Je suis votre fils, il faut qu’on travaille ensemble et autrementSi je viens Dagana pour militer, c’est pour qu’on travaille ensemble pour notre  pays et, surtout, pour  notre « gokh ». Ce fut très dur, mais couronné de succès. Avec pour résultat automatique : le Parti qui réussit à placer, donc vendre 5000 cartes.

Dites-moi, Makha Sarr vous avait fait  place nette ou il  vous avait combattu ?
Non Makha est mon oncle…

Donc, il n’y a eu jamais de tiraillements entre vous deux ? 
Il y a eu évidemment des gens de Makha qui auraient voulu voir les choses se passer dans l’affrontement. Quand j’ai quitté Dagana pour revenir dans les instances du Parti, à Dakar, nous placions 30 000 cartes. Voilà le résultat découlant de l’unité. Dagana était un endroit imprenable par l’opposition. Elle a tout fait.

En dépit de ces performances-là, le Président Senghor vous débarque, vous décharge de vos responsabilités ministérielles et vous oriente vers l’Assemblée Nationale.  Pourquoi ?
Mais pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas d’entente entre Jean Collin et moi.

C’est court ça, comme explication…
C’était ça. J’ai refusé de baisser la tête devant Collin.

Il n’y a pas eu de problème de gestion, non ? A l’époque, la rumeur avait parlé de l’affaire de la SATEC.
C’est de la foutaise. On invente toujours quelque chose pour incriminer quelqu’un. C’est de la haute foutaise. La preuve, c’est qu’à un moment donné, ils ont voulu prendre Doudou Sarr qui a été directeur général de l’ONCAD pour le mettre en prison. Ils l’ont mis en prison  ils ont tout tout fait pour qu’il me mouille. Mais Doudou Sarr a dit : « non je refuse ».

Mais ça, ce sont des méthodes staliniennes qui rappellent les pratiques de Sékou Touré…
Doudou Sarr a refusé et j’ai gardé toute mon amitié à Doudou Sarr,  jusqu’a sa mort.

Donc, vous ignorez le découragement. Vous allez à l’Assemblée Nationale où vous avez servi le Parti socialiste avec ardeur et même brio, en tant que Président du Groupe parlementaire. Vous avez même endigué les assauts d’Abdoulaye Wade et du  Pds. Ce qui veut  dire vous ignorez le découragement, malgré la destitution, malgré les hauts et les bas d’une carrière ?
Mais moi j’étais sportif moi.  J’étais champion de France du  200 m, du 400 m et je fus 12 fois sélectionné dans l’équipe de France d’athlétisme. J’ai appris à résister et, en plus, je pourrai ajouter que quand j’étais jeune, je faisais de la boxe. J’étais endurant. Je  prenais les coups et je les rendais. C’est ce qui faisait que les gens considéraient comme un type impossible.

Le Président Senghor disait qu’en politique, il faut endurer pour durer… N’est-ce pas ? 
Mais c’est vrai, il avait raison. Un jour j’étais en train de discuter avec Senghor, justement, parce que j’avais un clash avec Collin. Je lui ai dit : « Monsieur le Président, je sais que Jean Collin  est votre neveu, en quelque sorte, car il a épousé votre nièce, mais il est un monsieur impossible qui travaille pour lui- même, tandis que, moi, je travaille pour vous et pour notre pays ». Senghor me regarde longuement et me dit : «  Ecoute-moi bien, Habib ! Tout ce que tu peux dire sur Collin, je le sais. Et je le connais mieux que toi ». Alors, à partir de ce moment-là, j’étais désarmé. Quand Senghor lui-même me dit : « Je connais cet  homme-là mieux que toi »… Je  ne pouvais pas être plus royaliste que le roi. Et, de l’autre côté, il y avait Abdou Diouf qui poussait pour que je ne parte pas. Parce que je voulais partir.

Mais à l’Assemblée nationale, pour contenir Wade et le PDS, dans un contexte où le SOPI avait le vent en poupe, il fallait être courageux, il fallait être armé intellectuellement, il fallait être, aussi, politiquement à l’aise, pour défendre les dossiers de l’Exécutif, de la part de quelqu’un qui venait d’être renvoyé du gouvernement. Il vous fallait vraiment un moral d’acier pour faire ce travail ?
C’est  comme vous dites : il fallait un moral d’acier. Vous avez vu la photo là-bas ? Cette photo-là, elle date de 1957. J’ai gagné les championnats  de France.

Oui, mais ce que je voulais dire, le député Abdoulaye Wade était un économiste. Il avait des idées percutantes. Alors, les Sénégalais ont été impressionnés par votre capacité et votre aptitude à lui tenir tête…
Parce que Moi aussi j’étais économiste.

Ah bon ! Vous n’avez pas fait le Droit ?
Si, j’ai fait le Droit et j’ai fait, aussi, un long stage à la SEF. C’était, à l’époque, le service du ministère des  Finances français qui s’occupait justement de macroéconomie et autres. De grands économistes américains y faisaient des séjours.

Et ça vous a servi sur le tard ?
Mieux, sur le plan économique, je pouvais discuter concrètement parce que j’avais, aussi, vécu la réalité en tant que  ministre du Développement rural. Bref, je connaissais le pays profond. Ministre de développement rural, j’avais également pris l’habitude de faire des tournées incessantes à l’intérieur du pays.

Est-ce-que ces bagarres-là n’ont pas creusé profondément et  définitivement de fossés entre Abdoulaye Wade et vous ? Jusqu’à présent vos rapports sont nuls ?
Abdoulaye Wade a encaissé des coups qu’il n’a pas oubliés, au point de faire une démarche auprès de ma maman. Abdoulaye Wade est un homme malin. Il a pensé qu’en passant par ma maman, j’allais diminuer mon venin. Je n’ai jamais dit un mot de travers à Abdoulaye Wade. Quand Abdoulaye Wade  a été dans le gouvernement, mon attitude est restée invariable. Etant Premier ministre, je ne peux pas accepter qu’un un ministre, parce qu’il est  ministre d’État, vienne me marcher sur les pieds. Il y a une norme dans un gouvernement. Si le Premier ministre accepte qu’on lui marche sur les pieds, il n’y a plus de gouvernement.
Vous avez eu, parfois, des mots un peu forts… 
Les mots forts que j’ai sortis, les plus forts c’est quand je disais : « Entre et moi, la différence c’est que chez moi,  il n’y a jamais eu des questions d’argent, et ce n’est pas votre cas ».
Comment trouvez-vous les mémoires de l’ex-Président Abdou Diouf ? A-t-il tout dit ?
Non, il n’a pas tout dit. Dans un livre comme celui-là,  on ne dit pas tout. On extrait tout simplement certains éléments.

Pourtant, il y’a eu un tollé…
Quand vous écrivez un bouquin, les gens qui sont avec vous applaudissent, ceux qui ne sont pas avec vous, n’applaudissent  pas. C’est la règle il faut accepter cela.
Le coup d’État du Général Tavarès de Souza, c’était une fable ou une réalité ?
Ce n’était pas une fable. C’est tout ce que je peux vous dire. C’était une réalité. Il y a que Dieu qui nous a sauvé le Sénégal. C’est  pourquoi, quand vous êtes dans un gouvernement, il faut faire attention.
Est-ce que toute l’armée allait marcher ? Est-ce qu’on n’allait pas tout droit vers un scénario somalien, avec une armée brisée en mille morceaux ?
Vous ne pouvez pas me poser cette question. C’est Abdou Diouf qui a géré cela. J’ai participé à la gestion des choses, mais maintenant je me tais. Je ne dirai pas, ce que je ne sais pas. Je ne dirai pas tout ce que je sais. Je ne suis pas un historien. Je suis un politique. Si je devais écrire un livre d’histoire, je pourrais en dire davantage.

Le conflit avec la Mauritanie, la crise Casamançaise qui était à son paroxysme, avec les combats meurtriers de Babonda et de Madina-Mancagne… Vous étiez aux affaires. N’aviez-vous pas pensé que le destin du Sénégal vacillait ?
Moi je vais vous dire Justin. Je suis un croyant. Je suis resté 10 ans en France, je n’ai pas bu une seule goutte d’alcool et ma lecture préférée, c’est le Coran que Serigne Abdoul Aziz Sy m’a offert. Quand vous gouvernez, c’est dur. C’est palpitant. Vous savez qu’à tout moment, tout peut basculer. Vous pouvez même être tué. Vous vous, dites c’est mon destin.
Plus spécifiquement sur l’affaire de la Mauritanie ?
Je n’étais plus dans le gouvernement. J’étais le PCA de la BICIS. J’étais, aussi, l’ami intime de Lionel Jospin qui était le Premier ministre de la France. J’ai dit à Lionel : Voilà la situation, elle est catastrophique. Il faut qu’on ramène les Sénégalais par avion de la Mauritanie afinqu’ils ne soient pas massacrés là-bas. Le lendemain, les avions étaient là-bas et ils ont ramené les Sénégalais.
Monsieur le Premier ministre, les avions ayant assuré le pont aérien, entre Nouakchott et Dakar, étaient algériens et marocains ? 
C’est la partie visible. Je ne peux pas tout dire.
Comment vivez-vous la crise profonde au sein du PS ?

Je trouve que c’est la plus mauvaise des choses que le parti se soit  divisé.
Pire que la défaite de Diouf ?

Ne faites pas de ce genre de comparaisons. Ce sont des situations qui sont très différentes, en des moments différents ?

Le Ps est en lambeaux ?
Je ne dirais pas que les choses comme ça. Il y a des rivalités. Cela a toujours existé,  ce n’est pas nouveau. Maintenant le PS doit surmonter ses difficultés, comme tous les autres Partis qui en ont plus ou moins. Il s’agit de savoir comment les surmonter. Je suis  socialiste, Madame Thiam est socialiste du Danemark. Ce n’est pas un hasard, si elle est socialiste. (Rires)

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