En arrière-plan des manœuvres diplomatiques et du ballet des contingents militaires, la Guinée-Bissau devient, chaque jour, un champ de collision inévitable entre les intérêts névralgiques du Sénégal d’un côté ; et les desseins stratégiques de l’Angola, de l’autre. Le double écran de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de la Communauté des Etats de Langue portugaise (CPLP) se craquellera incessamment pour céder la place au choc frontal entre Dakar et Luanda. Deux capitales dont les arrière-pensées respectives en Guinée-Bissau, dépassent les feuilles de route officiellement validées et les résolutions publiquement votées.
L’âpreté de la bataille diplomatique en dit long. Les gains obtenus par le Sénégal, lors du sommet de la CEDEAO tenu à Dakar, le 3 mai, sont homologués voire contrebalancés par la percée réussie par l’Angola et ses amis de la CPLP, devant le Conseil de sécurité de l’ONU qui a voté, le 18 mai, la résolution 2048. N’empêche, le Sénégal a gagné la première manche à travers le plan de sortie de crise de la CEDEAO qui crucifie les autorités renversées par le coup d’Etat du 12 avril. Donc exclut leur restauration.
Du coup, une course contre la montre a commencé. Un nouveau Premier ministre adoubé par les chefs d’Etat ouest-africains, est désigné en la personne de Rui Duarte Barros, ex-ministre des Finances dans l’équipe du Président Kumba Yalla renversé, le 4 septembre 2003. Le nouveau chef du gouvernement est flanqué du très francophone Faustino Imbali (réfugié à Dakar, après l’assassinat de Nino Vieyra) aux Affaires Etrangères. Et cerise sur le succulent gâteau servi à Macky Sall, un contingent sénégalais intelligemment constitué (une compagnie du Génie, une antenne lourde de la Santé militaire et des officiers de liaison synonyme de renseignement) sera déployé en Guinée-Bissau, sous la bannière de la Force africaine en attente de la CEDEAO.
Sans coup férir, Macky réédite, sans casse, l’opération Gabou. L’armée sénégalaise va débarquer à Bissau sans combattre. Ni être combattue. Stratégiquement, le Mfdc va être pris à revers – presque en sandwich – par des officiers de liaison en activité sur le territoire bissau-guinéen et des troupes de choc en opération permanente dans la région de Ziguinchor.
Si les fréquents putschs à Bissau sont vus, à juste titre, comme des affres à répétition par la communauté internationale, celui du général Antonio Njai représente indéniablement une valeur (stratégique) ajoutée pour la sécurité de la Casamance. D’où le jeu individuel du Sénégal bien camouflé dans la démarche collective de la CEDEAO. Autrement dit, une bienveillance cachée mais contagieuse à l’échelle communautaire. Tout le contraire de l’attitude de (collégiale) fermeté contre le Mali du soudard Sanogo.
La subtile légitimation de facto du coup d’Etat – tout comme son habile dépassement par la mise en place de nouveaux organes et de nouveaux hommes pour la Transition – coupe-t-elle l’herbe sous le pied à Eduardo Dos Santos ? Sûrement pas. Adossée à la CPLP dont elle assume actuellement la présidence en exercice, l’Angola a vigoureusement contre-attaqué en provoquant le 7 mai – soit quatre jours après le conclave ouest-africain de Dakar – une réunion du Conseil de sécurité des Nations-Unies, au cours de laquelle, le chef du Bureau intégré de l’Onu pour la Consolidation de la Paix en Guinée-Bissau (UNIOGBIS), le Rwandais Joseph Mutabola a présenté un rapport succinct.
Le poids des pays lusophones aidant – notamment celui du Brésil – les membres du Conseil de sécurité (parmi lesquels figure le Togo pourtant lié par les décisions de la CEDEAO) ont voté à l’unanimité la très fameuse 2048 dont voici l’économie : « Le Conseil de sécurité demande aux Etats membres de l’Onu de prendre les mesures nécessaire pour empêcher l’entrée ou le passage sur leurs territoires de cinq responsables du commandement militaire dont le chef d’Etat-major Antonio Indjai et son adjoint le général Mamadou Nkrumah Touré ».
Proposée par le Portugal, la 2048 télescope l’ensemble des décisions de la CEDEAO sur la Guinée-Bissau, en des termes énergiques : « Les 15 Etats membres du Conseil enjoignent à la junte de quitter le pouvoir afin de permettre le retour à l’ordre constitutionnel ».
Toujours aiguillonné par Lisbonne et Luanda, le Conseil de sécurité préconise l’envoi de militaires de la CPLP, aux côtés des soldats de la CEDEAO, sur le modèle de la Force hybride ONU-UA déployée au Darfour. Voilà un chef d’œuvre d’habileté diplomatique qui permettra à l’Angola de maintenir sa Mission militaire ( la Missang) sous la bannière de la CPLP et avec l’aval des Nations-Unies. Ainsi l’armée angolaise si proche de la Casamance, ne sera plus là par un accord bilatéral signé entre Bissau et Luanda ; mais par une décision onusienne c’est-à-dire multilatérale. Tour de passe-passe, comme seuls les diplomates savent en réussir..
Même si le Secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-moon écarte, pour l’instant, l’envoi d’une telle force, l’alerte n’en reste pas moins très chaude pour le Sénégal. D’autant que le Représentant du Portugal, l’ambassadeur Filipe Moraes Cabral a fait une lecture purgée de toutes fioritures de la 2048 : « Cette résolution souligne l’impérieuse nécessité d’une coordination efficace entre les différentes organisations internationales impliquées en Guinée-Bissau. Notre position est invariable. La solution à la crise passe par le rétablissement des institutions démocratiquement élues ; et le retour à l’ordre constitutionnel ». Claire comme l’eau de roche : Lisbonne souhaite la remise en selle de ses poulains, Raimundo Pereira et Carlos Gomez Junior. Tous deux hommes liges de l’Angola.
En vérité, la détermination de l’Angola à fortifier sa tête de pont en Guinée-Bissau n’a jamais faibli. Ni militairement. Ni diplomatiquement. Luanda a acheté un hôtel à Bissau, pour y cantonner les officiers de la Missang, en attendant la réfection et la construction de nouvelles casernes. A la mi-avril, le ministre de la Défense le Général Van Dunem a fait le voyage de Bissau. Au chapitre politique, les Angolais ont exploité les failles et les fissures dans le bloc peu compact des Etats ouest-africains, en déclenchant l’offensive de charme en direction Président Alpha Condé qui a reçu chaleureusement, le 16 mai, le Secrétaire d’Etat angolais aux Affaires Etrangères Rui Manguera porteur d’un message personnel de Eduardo Dos Santos. Offensive parfaitement ciblée, lorsqu’on sait que Conakry et Praia ne transigent pas sur le retour à l’ordre constitutionnel, synonyme de retour aux affaires du Président Raimundo Pereira et du Premier ministre Carlos Gomez Junior, aujourd’hui, en exil au Portugal.
En effet, lors du sommet d’Abidjan du 26 avril, le huis clos des chefs d’Etat a été marqué par un clivage qui a vu le Guinéen Alpha Condé et le Cap-Verdien Jorge Carlos Fonseca, exclure toute souplesse vis-à-vis des auteurs militaires et des complices civils du coup d’Etat intervenu entre les deux tours de l’élection présidentielle. Victime d’un récent putsch manqué, le Président Condé est si intraitable sur le sujet qu’il a brillé par son absence au sommet de Dakar du 3 mai, malgré sa qualité de facilitateur désigné par la CEDEAO, en Guinée-Bissau. Militant abreuvé aux sources de la FEANF, le chef de l’Etat guinéen affiche ouvertement ses affinités idéologiques avec le MPLA au pouvoir à Luanda. En un mot, l’Angola a plus d’un cheval de Troie dans la CEDEAO.
Le duel s’annonce rude en Guinée-Bissau (frontalière de la Casamance) où Macky Sall joue le destin unitaire de son pays ; tandis que Eduardo Dos Santos conforte les intérêts d’une puissance australe (Angola) devenue expansionniste. L’affrontement en vue est-il à armes égales ? Certes le Sénégal ne manque pas d’atouts (proximité et motivation) mais gagnerait à mieux prendre en charge prospectivement ce pays si proche et si compliqué en mobilisant des équipes de veille et de …travail sur ce voisin abonné à l’anarchie politico-militaire. Du côté des Affaires Etrangères, l’expertise est disponible chez d’anciens ambassadeurs. Cas de son Excellence Omar Benkhatab Sokhna, inamovible ambassadeur du Sénégal à Bissau, durant les années 90. Et, à ce titre artisan du volet diplomatique de l’opération Gabou décidée par le Président Abdou Diouf. Ses notes et ses témoignages peuvent inspirer et irriguer les plus judicieuses décisions du gouvernement.
Quant à l’Angola – même diplomatiquement acculée et militairement évacuée – elle ne lâchera pas le morceau. Elle dispose de relais locaux pouvant l’aider à déchirer (saboter) la feuille de route de la CEDEAO. Une marge de manœuvre héritée non seulement d’une colonisation commune ; mais aussi d’une camaraderie voire d’une osmose politique entre cadres du Mpla et du Paigc. Pour rappel, les dirigeants du nationalisme angolais comme Lucio Lara, Luis De Almeida et l’écrivain Mario De Andrade donnaient régulièrement des cours ou animaient des séminaires à l’Ecole des cadres du Paigc basée, à l’époque, à Conakry. En outre, jusqu’à la chute du Président Luis Cabral, en novembre 1980, l’Angolais Mario De Andrade était ministre de la Culture de Guinée-Bissau. Il s’y ajoute une fraternité d’armes concrétisée par l’engagement sur le sol angolais d’une unité de l’armée bissau-guinéenne (aux côtés des Cubains) durant la guerre entre le Mpla et ses rivaux de l’Unita et du Fnla.
En un mot, le Président Macky Sall a un adversaire coriace en la personne de Eduardo Dos Santos. Au pouvoir depuis 1979 (il a succédé à Agostinho Neto), le maître de l’Angola est le plus énigmatique chef d’Etat du continent. Riche de ses barils de pétrole, féru de poker géopolitique et doté de réflexes bismarckiens, Dos Santos est venu à bout du diable Savimbi. Hors de ses frontières, il a abrégé la guerre meurtrière entre les camps de Sassou Nguesso et de Pascal Lissouba à Brazzaville, sauvé le fauteuil de Kabila père à Kinshasa puis épargné à la Rdc, une colonisation rwandaise, en 1998. En 2008, l’Angola a étendu le spectre de son influence jusque dans la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo où la société d’Etat des pétroles ( la Sonangol) détenait 22 % des actions de la principale raffinerie d’Abidjan.
Toujours étouffé par sa mémoire, le leader du Mpla n’a jamais oublié le soutien sans réserve du Président Senghor au chef de l’Unita Jonas Savimbi. Malgré la fermeture du Bureau de l’Unita à Dakar et un tête-à-tête sur l’île de Sal (Cap Vert) avec Abdou Diouf, en 1981, Eduardo Dos Santos n’a jamais visité le Sénégal, en 33 ans de pouvoir. N’est-ce là pas un baromètre ?
C’est dire combien la vigilance s’impose désormais autour de la Casamance. Car, c’est un jeu d’enfants pour les services secrets angolais – efficacement façonnés par le Général Fernando Garcia Miala – de pousser le Paigc à l’insurrection politique, prélude à une guerre civile qui serait une aubaine pour le Mfdc avide de chaos bissau-guinéen pour booster son séparatisme armé. L’autre pays en phase avec les desseins de Dos Santos, est évidemment le Portugal qui n’a jamais pardonné au Sénégal d’avoir successivement remorqué son ex-colonie dans la compagnie Air Afrique (aujourd’hui morte) et dans la zone Cfa à travers son adhésion à l’UEMOA. Au plus fort de l’intervention des Jambars à Bissau, les agissements militaires du Portugal étaient si agaçants et excessifs que le ministre des Affaires Etrangères Jacques Baudin avait fait convoquer l’ambassadeur portugais à Dakar.
Curieusement, au moment où le duel Macky-Dos Santos s’amorce, le gouvernement, la classe politique et les citoyens débattent autour des juridictions à créer pour nettoyer les écuries d’Augias. Difficile de dresser une liste des priorités devant la forêt des… priorités.
PS : les trois pays africains membres du Conseil de sécurité (Afrique du Sud, Maroc et Togo) ont tous voté en faveur de la résolution inspirée par l’Angola et proposée par le Portugal. Et concurrente aux décisions de la CEDEAO. Du pain sur la planche pour Me Alioune Badara Cissé.