Vingt-trois ans après la fin du régime d’Hissène Habré, le Sénégal et l’Union africaine (UA) ont créé les « Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises », inaugurées le 8 février 2013, et dont le mandat est de juger le ou les principaux responsables de crimes internationaux commis lorsque Habré était à la tête du Tchad. Plusieurs facteurs ont permis cet aboutissement, notamment une décision de la Cour internationale de Justice (CIJ) du 20 juillet 2012 dans laquelle la Cour, à l’unanimité, rappela au Sénégal son obligation de poursuivre M. Habré « sans autre délai », à défaut de l’extrader. La volonté politique du nouveau président élu l’an dernier, Macky Sall, a également joué un rôle primordial. Dès  son entrée en fonctions, le président Sall a fait le choix de faire juger Habré au Sénégal au lieu de l’extrader en Belgique. Les Chambres ont donc commencé leur travail et le 2 juillet les juges d’instruction ont inculpé Hissène Habré et l’ont placé en détention provisoire.
 
L’architecture particulière des « Chambres africaines extraordinaires » est une réponse à la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO (Communauté des Etats De l’Afrique de l’Ouest) du 18 novembre 2010 qui exigea du Sénégal qu’il poursuive l’ex-dictateur « dans le cadre strict d’une procédure ad hoc à caractère international ». Le Chambres sont le fruit d’un traité international entre une organisation internationale – l’UA – et un Etat. En outre, les Chambres appliquent le droit international (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, torture, etc.). Enfin, un tiers des magistrats du siège – dont les présidents de la juridiction de jugement et la juridiction d’appel –  sont des ressortissants d’un autre pays membre de l’Union africaine.
 
Toutefois, avec une nouvelle requête déposée le 23 avril dernier devant la Cour de Justice de la CEDEAO, les avocats de l’ex-président tchadien essayent de paralyser les poursuites à l’encontre de leur client. Vaine tentative puisqu’une décision prochaine de la Cour de Justice de la CEDEAO ne déterminerait en rien les activités futures des Chambres.
 
            Dans sa décision du 20 juillet 2012, la Cour internationale de Justice affirma « que les obligations qui incombent au Sénégal au titre de la convention [des Nations Unies contre la torture] ne sauraient être affectées par la décision de la Cour de justice de la CEDEAO ». Aucune décision de la Cour de la CEDEAO ne peut donc remettre en cause l’injonction faite au  Sénégal de poursuivre Habré, à défaut de l’extrader. Les obligations auxquelles le Sénégal est soumis par la plus haute cour de la communauté internationale ont une force extrêmement contraignante sur le Sénégal et ne laissent aucune place à l’immobilisme.
 
En vertu de l’article 94 de la Charte des Nations Unies, « Chaque Membre des Nations Unies s'engage à se conformer à la décision de la Cour internationale de Justice dans tout litige auquel il est partie ». Du surcroit, l’article 103 prévoit qu’ « en cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». En un mot, les obligations émanant de la CIJ l’emportent sur celles de la Cour de justice de la CEDEAO qui ne peut entraver les procédures engagées au Sénégal par les Chambres africaines extraordinaires en application de la décision de la Cour internationale de Justice. Si les Chambres venaient à suspendre les poursuites dont fait l’objet Hissène Habré, le Sénégal (à défaut d’extrader Habré en Belgique) serait de nouveau en violation de la Convention contre la Torture.  
 
La saisine de la Cour de la CEDEAO par les avocats de Monsieur Habré n’est qu’une répétition de la stratégie déjà développée par d’autres accusés qui ont cherché avant lui à contourner la justice pénale internationale. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), par exemple, a été saisie à plusieurs reprises par des accusés du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de la Haye, créé par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Les accusés du TPIY dénonçaient sa légalité  et ses décisions. Or la CEDH s’est toujours  déclarée incompétente : elle ne peut s’immiscer dans l’accomplissement d’une mission essentielle de l’ONU. De la même manière, les Chambres africaines extraordinaires ont été créées par l’UA en vertu de ses missions essentielles contenues dans sa Charte : lutte contre l’impunité et protection des droits de l’homme. Les avocats de Hissène Habré veulent-ils utiliser la Cour de Justice de la CEDEAO pour enrayer une mission essentielle de l’organisation continentale ?
 
Est-il nécessaire de rappeler que le Sénégal a été mandaté en 2006 par l’Union africaine pour juger Hissène Habré « au nom de l’Afrique » ? L’organisation panafricaine a fait de l’affaire Habré le symbole du rejet de l’impunité. En donnant une telle injonction au Sénégal, l’Union africaine cherchait à montrer qu’en Afrique aussi les pires criminels doivent entre jugés.
           
Enfin, la Cour de la CEDEAO ne pourrait pas condamner l’établissement des Chambres africaines extraordinaires sans juger de la légalité des actes émanant de l’Union africaine, et ainsi violer les limites de sa propre compétence juridictionnelle comme Cour de Justice sous régionale. Permettre à la Cour de la CEDEAO de statuer sur un acte de l’Union africaine risque d’ouvrir une brèche remettant en cause toute la hiérarchie des normes de droit international.
 
 
  Assane Dioma Ndiaye
Coordinateur du collectif des avocats sénégalais des victimes de Hissène Habré

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