L’OBS – En dépit de la passion, du bruit et de la fureur qu’ils ont suscités chez certains,politiques ou pas, les Mémoires du Président Diouf ont une valeur inestimable et constituent une mine d’or pour les chercheurs et les historiens. Le parcours exceptionnel de l’homme (Gouverneur à 26 ans, Secrétaire général de la Présidence à 27 ans, Ministre à 32 ans, Premier ministre à 34 ans, Président de la République à 45 ans!), sa longévité au pouvoir justifient amplement que l’on s’attarde sur ses souvenirs, aussi sélectifs soient-ils. De Diouf, arrivé au pouvoir par la seule volonté de Léopold  Sédar Senghor par le biais du peu démocratique article 35, l’histoire retiendra sûrement l’homme qui a fait connaître au Sénégal ses plus grandes avancées démocratiques: instauration du multipartisme intégral, adoption du code consensuel de 1992 et surtout la première alternance démocratique au pouvoir en s’inclinant élégamment devant une défaite électorale.

Mais à côté de cette grandeur incontestable, le parcours de Diouf aura été terni jusqu’au bout par une dérive monarchique consubstantielle au régime présidentialiste hérité de Senghor. Des épisodes très controversés de sa gouvernance ont été expédiés dans le livre sans que le Président Diouf, droit dans ses bottes, n’éprouve aucune once de remord ou de regret. Ainsi, en est-il de la radiation massive en 1987 de la Police nationale dont le coup de gueule, consécutif à l’arrestation de cinq agents, mais qui exprimait plus sourdement ses déplorables conditions de travail, a été assimilé à un crime de haute trahison. Conséquence: le Sénégal a été le seul pays au monde à s’être réveillé sans police! Cette punition collective  et traumatisante de fonctionnaires travaillant dans un corps stratégique continue d’entraîner aujourd’hui encore des conséquences incalculables autantsur le fonctionnement de la policeque sur le plan social. Pourtant le mêmeDiouf, qui accuse dans ses Mémoires le Général Tavares da Souza et d’autres officiers d’avoir fomenté un coup d’Etat contre son régime après les troubles de 1988, fait beaucoup plus grave qu’une grogne de policiers, se gardera de sévir  lourdement contre les présumés putschistes. Deux poids, deux mesures?

Encore lourdes de conséquences pour le Sénégal, c’est sa gestion très contestable de certaines crises intervenues durant son règne et présentées sous sa plume comme des succès.

Ainsi, ce qu’on a pudiquement appelé les «évènements» de 1989 qui ont failli conduire à la guerre entre la Mauritanie et le Sénégal. Si l’on peut se féliciter de la sagesse de Diouf pour son souci à l’époque d’éviter à tout prix l’escalade, il est curieux de le voir tresser des lauriers à son homologue mauritanien: «S’il n’y avait pas eu à la tête des deux Etats Maaouiya Taya et moi-même, la situation aurait été beaucoup plus grave» (p280)! Là, on est à la limite du révisionnisme. Maaouiya Taya, un homme d’Etat responsable?  Vraiment? Que ce soit sur la question de l’Omvs ou sur celledes vallées fossiles, ce colonel putschiste a toujours pratiqué une politique belliciste injustifiable à l’encontre du Sénégal. Pis, adepte de l’idéologie baassiste la plus obtuse, il s’est plutôt signalé tout au long de son sanglant règne comme l’artisan d’une purification ethnique brutale contre la composante négro-mauritanienne de son peuple. Commencées dans l’armée, ces purges ont culminé pendant la crise avec le Sénégal avec une déportation massive des populations noires. Des actes assimilables à des crimes contre l’Humanité et qui devraient valoir aujourd’hui à Taya, au nom de cette terreur d’Etat, d’être poursuivi devant la Cpi. Sous le prétexte que l’armée mauritanienne disposait de missiles livrés par Saddam Hussein, capables de détruire Saint-Louis et Dakar, Diouf a adopté visà vis de la Mauritanie une ligne capitularde qui continue, aujourd’hui encore, de nuire à notre sécurité nationale. On en veut pour preuve les tueries intervenues au Boundou pendant cette période trouble, conséquence de la cohabitation difficile entre les réfugiés mauritaniens et les populations locales qui les avaient accueillis. Missiles ou pas, peut-on sérieusement croire que dans un parfait «équilibre de la terreur»,  Nouakchott et Nouadhibou seraient sorties indemnes, à  Dieu ne plaise, dans un conflit armé avec le Sénégal, là où l’armée mauritanienne avait été  incapable de tenir le choc face aux rebelles du Polisario?

Dans son livre, le Président Diouf revient  également sur un épisode concernant un autre de nos voisins, la Guinée-Bissau. Il s’agit de l’ «opération Gabou», déclenchée en 1998 qui avait deux buts. Une mission officielle: rétablir la «légalité constitutionnelle», en réalité, protéger le Président Nino Vieira en proie à une  insurrection armée conduite par son ancien bras droit et frère d’armes Ansoumane Mané. Et une officieuse qui consistait à «liquider» le Mfdc dans ses bases arrière situées dans ce pays. Cette intervention mal préparée a failli être fatale à notre armée. Non seulement Ansoumane Mané était soutenu par la quasi totalité de l’armée bissau-guinéenne qui n’en pouvait plus du régime corrompu de Nino Vieira, mais Diouf avait oublié que le pays d’Amilcar Cabral était le seul en  Afrique de l’Ouest à s’être libéré par les armes en ayant infligé une cuisante défaite aux colons portugais. Les Jambaars se retrouvèrent piégés par des  soldats rompus à la guérilla, soutenus par la majorité de la population, disposant d’une impressionnante puissance de feu, dont notamment les redoutables orgues de Staline et qui les considéraient de surcroît comme des envahisseurs voulant coloniser leur pays une seconde fois. Pourtant, une fois de plus, malgré une décision politique catastrophique, nos soldats firent preuve d’exploits guerriers retentissants comme la prise du camp de Bra, réputé imprenable, par le capitaine Ngom. Cet intrépide guerrier, qui a laissé un souvenir impérissable aux habitants de Bissau, fut porté disparu après une violente contre-offensive des insurgés. L’aile du Mfdc dirigée par Salif Sadio, partie prenante au conflit aux côtés du Général Ansoumane Mané, parvint même à entrer dans  notre ambassade à Bissau après la chute de Nino Vieira consécutive au retrait des troupes sénégalaises. Seul le sang-froid de l’ambassadeur du Sénégal à Bissau, le Général Mamadou Niang, parlementant avec des rebelles ivres de revanche, permit d’éviter un massacre de grande ampleur. De toutes ses péripéties, pas un mot dans le livre de Diouf. Au contraire, tirant le bilan de cette aventure politico-militaire en Guinée-Bissau qui coûta la vie à  de nombreux soldats sénégalais, là aussi, loin de tout mea culpa, l’ancien chef de l’Etat se contente d’un lapidaire «Et j’ai renvoyé les troupes à la maison» (p 342) face à une demande pressante de Nino Viera de maintenir notre contingent sur place.

A rebours, on comprend mieux à présent le coup de gueule tonitruant de Wade à son accession au pouvoir: «Je pars en France acheter des armes! (…) Le Sénégal n’aurait jamais dû perdre son rang dans la sous-région du fait de petits pays»! Si maladroite qu’elle soit dans sa formulation, cette déclaration ne faisait que traduire une réalité têtue: sous Diouf, l’armée sous-équipée avait le moral dans ses chaussettes, surtout après les désastres de Babonda et Mandina Mankagne. Et en ce qui concerne nos relations avec nos voisins, notre diplomatie nes’était jamais aussi mal portée. En exergue de son livre, le successeur de Senghor a choisi de rendre  un vibrant hommage à son épouse. On ne saurait le lui reprocher. Mais de la Casamance à la Gambie, en passant par le Golfe, le Libéria ou la Guinée-Bissau, il aurait pu avoir une pensée pieuse pour  les centaines de soldats tombés au champ d’honneur sous son commandement.

Avec L’Obs

Barka BA

babarka@yahoo.fr

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