Moins de vingt jours après son investiture, le Président Macky Sall et le Président (sortant et candidat) Nicolas Sarkozy, ont co-signé d’insondables Accords de défense. Lyriquement baptisés « Partenariat de défense », les Accords franco-sénégalais ont-ils été renégociés, révisés ou retouchés ? C’est le premier mystère autour du premier acte international d’envergure posé par le nouveau chef de l’Etat du Sénégal. Et pas des moindres, au vu du nombre de questions irrépressibles que charrie un Pacte de défense (ou assimilé) qui mord obligatoirement sur la souveraineté nationale
Théoriquement placés sous le signe de la transparence, les Accords Macky-Sarko, du 18 avril, sont bizarrement maintenus sous le boisseau, une dizaine jours, après leur annonce officielle. Pas un halo de lumière sur ce re-profilage de la coopération militaire. D’où ce trou noir – incompatible avec les principes de bonne gouvernance énoncés urbi et orbi – qui absorbe, tel un buvard, les interrogations lancinantes et légitimes des Sénégalais désireux de balayer du regard, des textes de portée, à la fois, historique et stratégique. Après tout, état de grâce n’est synonyme d’anesthésie citoyenne.
En rafales, on peut lâcher les questions suivantes : quelle est la typologie des Accords de défense renouvelés ou réajustés par les Présidents sénégalais et français ? Comportent-ils des annexes et / ou des clauses secrètes ? Pourquoi Nicolas Sarkozy a-t-il signé durant la dernière ligne droite de la campagne électorale et à l’orée du premier tour ? Quelle urgence a empêché Macky Sall (champion de la rupture) de patienter jusqu’à la mise en place d’une Assemblée nationale censée jeter un coup d’œil et donner un feu vert pour la ratification ? Pourquoi les deux Etats ont-ils opté pour la précipitation là où il fallait se hâter lentement ou traîner hâtivement ? Et, last but no least, existe-il un lien de cause à effet, entre l’aide financière dévoilée (130 millions d’euros) et le traité militaire encore masqué ?
Un pan de réponses est à chercher dans un parallèle entre la renégociation (version Wade, en 2010) et la renégociation (version Macky en 2012). Au cours d’une conférence de presse, le Président Macky Sall a dit que les nouveaux Accords ne comportent aucun volet secret. Mieux, ils excluent toute intervention dans les affaires intérieures du Sénégal. Fort bien. Toutefois, leur signature (accélérée) et leur publication (tardive) affaiblissent l’explication laconique du nouveau locataire de l’Avenue Roume. Doit-on croire que les textes ne sont pas prêts ? Auquel cas, sur quelle sorte de document inachevé les deux chefs d’Etat ont apposé leurs signatures ? C’est décidément le printemps des questions autour de ce point d’orgue du voyage de Macky Sall en France.
Quant à Abdoulaye Wade, sa volonté (teintée de nationalisme folklorique) de fermer les bases françaises obéissait à d’insatiables appétits qu’aiguisait la perspective de capturer des emprises foncières, notamment celles de Bel-Air. Sur ce point, l’ambassadeur Jean Christophe Rufin avait tristement raison de le penser et de le dire. Le Président Wade était si friand de ces emprises qu’il n’hésitât pas, le temps d’un après-midi, à porter les habits de directeur national du cadastre pour aller recenser et distribuer, devant les caméras de la Rts, les espaces libérés par l’armée française. C’est en dessous de la dignité d’un chef d’Etat – qui peut tout savoir via un rapport du directeur des Domaines – mais c’est à la hauteur de la boulimie foncière du « Lamane » (maître et propriétaire des terres) Abdoulaye Wade.
L’autre faisceau d’explications renvoie à l’agenda diplomatique et militaire de la France dans deux sous-régions mitoyennes que sont la bande saharo-sahélienne et la zone d’influence française en Afrique de l’Ouest : Bénin, Burkina, Côte d’Ivoire, Mali, Guinée-Conakry, Sénégal et Togo. En l’espace d’une année (2011) Sarkozy a pulvérisé le régime Gbagbo et joué le rôle d’éclaireur de pointe dans la campagne de l’OTAN contre le régime de Kadhafi. Deux opérations coup de poing qui ont redessiné la carte, en stabilisant certes la Côte d’Ivoire ; mais en induisant des bouleversements incontrôlables au Mali, pays frontalier de 2 Etats maghrébins et de 5 autres africains. Bref, un tsunami géopolitique qui surcharge l’agenda français, de nouvelles servitudes militaires sur un théâtre d’opérations où les belligérants (Aqmi, preneur d’otages et Ansar Dine, vecteur d’intégrisme) sont coriaces. Sans oublier le puissant rival algérien. Pour pareilles obligations, la France est condamnée à renforcer ses effectifs et ses infrastructures, au-delà du seuil antérieurement retenu ou imposé par l’ex-Président Wade.
Telle est donc la donne qui dicte l’empressement voire les pressions de Paris dans le sens d’un retour en force au Sénégal, site stratégique irremplaçable dans le dispositif de pénétration comme de rayonnement militaire dans une aire qui va de l’Atlantique au Lac Tchad. Comparativement au point d’appui de Ouakam, la base de Port-Bouet (Abidjan) et le camp De Gaulle (Libreville) sont stratégiquement de valeur inférieure.
Ce qui est frappant et navrant, c’est le fait que la France détienne et garde jalousement le monopole des évolutions qu’elle imprime aux Accords de défense signés avec ses partenaires (vrais pantins) d’Afrique. Y compris le Sénégal. Par exemple, la France avait – au gré de ses intérêts – élaboré unilatéralement, durant les années 90, une politique de désengagement militaire sur le continent noir. Il s’agissait du concept Recamp (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix), une ingénieuse trouvaille – essentiellement française et subsidiairement européenne – qui permettait à l’Hexagone de reculer avantageusement (économies budgétaires et dividendes politiques) devant les contraintes africaines de maintien de la paix. Testé par le ministre de la Défense d’alors, Alain Richard, Recamp déroula ses premières manœuvres, en 1998, dans le département de Bakel.
Toujours dans cette optique du désengagement, Nicolas Sarkozy a prononcé, en 2008, le fameux discours du Cap (Afrique du Sud) dans lequel il a informé, de façon cavalière, les dirigeants africains de sa volonté de resserrer, par la restriction de la présence militaire, le dispositif tricolore. Le rusé Abdoulaye Wade a alors saisi la balle au bond, pour réclamer la restitution des bases implantées au Sénégal, depuis l’ère Senghor. Une audace inattendue qui a déboussolé Paris ; puisque dans son plan de repli, la Rue Dominique (siège du ministère français de la Défense) a envisagé le maintien des unités pré-positionnées aux deux extrémités du continent : Dakar et Djibouti. Requête du Sénégal acceptée sans joie par les experts français malicieusement renvoyés par Wade, au discours de Sarkozy.
Les observateurs ne sont donc pas surpris du forcing opéré par Sarko, à la faveur de l’élection de Macky, pour un come back rendu urgent par la crise malienne. Et, surtout, le refus du Président ATT d’octroyer à la France trois bases échelonnées sur l’axe Mopti-Kidal-Tessalit. Trois articulations autour de trois villes (dont deux de l’Azawad) qui auraient permis aux stratèges français de verrouiller, avec l’aide éléments touaregs du futur Etat autonome de l’Azawad (vraie trouvaille de la DGSE) le centre du Sahel et celui du Sahara. Tels sont les dessous de carte de ses obscurs Accords de défense que les Sénégalais voudraient voir au nom de la démocratie et de « la patrie qui prime sur les partis » pour reprendre la pertinente et percutante formule de Macky Sall.
Entre le choix de Wade (pollué par le foncier) et l’option de Macky (enveloppée de mystère) il y a de la place pour la définition et l’application d’une doctrine nationale…et limpide de partenariat militaire. Tout le monde sait que l’argument de la formation et de l’entraînement des troupes sénégalaises, est fallacieux. D’abord, depuis la mise en œuvre de Recamp, l’Ecole nationale des Officiers d’Active de Thiès est dotée un statut régional par le truchement duquel elle assure la formation d’officiers du Niger, du Burkina et d’ailleurs. A l’image de l’Ecole militaire de Koulikoro, au Mali. Ensuite, les OPEX (opérations extérieures au Darfour, au Congo etc.) sont des opportunités de d’entraînements illimités. Tout comme la guerre sans fin en Casamance forme mieux que les manœuvres de routine à l’issue desquelles les « morts » se relèvent. Quant aux équipements, la souveraineté commande de les acheter plutôt que de les quémander. La France n’avait-elle pas refusé de livrer à son « ami » Abdou Diouf, une commande de canons de 155mm, selon les révélations de l’ambassadeur André Lewin ?
Historiquement, les Accords de défense entre la France et une poignée d’Etats francophones ont été signés à l’aube des indépendances. Dans un contexte où la guerre froide était à son paroxysme. La fragilité intérieure et la vulnérabilité extérieure de ces jeunes nations dotées d’armées embryonnaires, justifiaient de tels Accords visiblement déséquilibrés (à l’heure de la bombe nucléaire, les tirailleurs sénégalais n’iront plus épauler la France au bord du Rhin) et unilatéralement mis en œuvre par le pays co-signataire le plus fort. D’ailleurs, Sékou Touré les assimilait à un « honteux Pacte entre le cavalier et sa monture ».
Il va sans dire que la conjoncture a changé. Le Mur de Berlin est tombé. La prédiction d’Hélène Carrière d’Encausse, auteur de « L’Empire éclaté » a pris forme. L’Urss s’est évaporée. Le camp socialiste s’est liquéfié. Du coup, la pertinence géostratégique des bases militaires découlant des Accords de défense est tombée en désuétude.
Du reste, en vertu de quoi le Sénégal serait raisonnablement moins souverainiste que le Cameroun et le Niger qui doivent tout à la France, mais refusent toute base étrangère sur leur sol. Sans l’armée française, l’UPC de Félix Moumié aurait gouverné le Cameroun. N’empêche, le fantoche Ahmadou Ahidjo a repoussé toute offre d’assistance militaire fixe. Même attitude chez son successeur Paul Bya qui a fait la guerre au puissant Nigeria dans la péninsule de Bakassi, sans miser entièrement sur un partenariat militaire extérieur. Plus près de nous, le Président Issoufou du Niger a fermé ses portes à l’armée française. Laquelle a finalement migré vers Burkina où un détachement du Commandement des opérations spéciales (COS) stationne sur l’aéroport de Ouagadougou. Quant à ATT, sa chute a découlé en partie des convoitises françaises ciblant les villes de Mopti, Kidal et Tessalit. Moralité : avec la France, le partenariat est stratégiquement penché. A Dakar, le Général Saint Quentin alias le « Rwandais », commandant des Eléments français du Sénégal (EFS) veille au grain. Macky peut dormir.