Durant la dernière décennie, la naissance du mouvement « Y en a marre » est sans conteste, en termes de projet porteur de changement social, l’une des trouvailles majeures au Sénégal. Courtisé par les médias nationaux et internationaux, épié par le pouvoir politique, et crédité d’un réseau d’influence de plus en plus expansif, le mouvement « Y en a marre » multiplie les signes de notoriété et de reconnaissance au point de susciter le questionnement des observateurs et analystes les plus avertis : qu’est-ce qui pourrait bien expliquer le succès potentiel d’un tel mouvement ? Qu’est-ce qui le différencie des partis politiques et autres organisations de la société civile ? Quel avenir pour un tel mouvement ?
Les caractéristiques de ce mouvement, ses origines et sa ligne doctrinale, font que les sociologues sont particulièrement interpellés par ce débat. En effet, comme le rappelle si bien Alain Touraine, il est du ressort du sociologue, de faire comprendre le sens des mouvements sociaux et de contribuer à leur formation.
Pour un sociologue, ce qui fait de prime abord la force d’un tel mouvement, c’est surtout et avant tout sa sociogenèse. En effet, parce qu’elle est en proie à une crise multidimensionnelle et multisectorielle sans précédent, la capacité d’action de notre société sur elle-même ne s’est pas seulement beaucoup accrue au cours de la dernière décennie, mais nous découvrons de plus en plus que l’ampleur et la nature de cette crise dont les affres sont ressenties jusque dans les entrailles de la plèbe sénégalaise, font que cette action est d’obédience éminemment sociale.
Dès lors, elle prend la forme d’une poussée contestataire de réappropriation collective par le peuple authentique, de ses droits et de sa souveraineté, dont l’exemple archétypique est l’avènement du mouvement « Y en a marre ». Plus qu’un mouvement, « Y en a marre » est un véritable fait social émergent, une sorte de coulée de lave sociale subitement propulsée du cratère sociétal, à force de creusement des inégalités sociales et de crise de plus en plus profonde du lien social. C’est cette mystique sociale dont il est enveloppé, qui, justement, justifie sa singularité, en même temps qu’elle est de nature à forger sa crédibilité auprès de l’opinion.
En effet, à la différence de partis politiques et autres organisation de la société civile qui se sont organisés autour d’idéaux partisans ou ne reflétant que partiellement le vécu quotidien des populations sénégalaises, « Y en a marre » se positionne comme un mouvement social totalisant dans sa démarche et ses objectifs, en ce que le slogan qu’il a promu sous la forme de cris d’orfraie, se veut un condensé de tous les maux qui gangrènent la société sénégalaise et qu’il se propose de vilipender, en n’hésitant pas sur certaines questions, à envoyer dos à dos les élites et les citoyens.
Echo fidèle des frustrations des masses populaires et des élites consciencieuses face à la dégradation alarmante des conditions d’existence et la perdition des valeurs de la conscience collective, « Y en a marre » est aussi une philosophie d’action qui, plus qu’un changement dans la société, prône un changement radical de société. Pour y parvenir, il faut l’avènement d’un Nouveau Type de Sénégalais (NTS) imbu des valeurs de progrès économique et social, un NTS qui ne peut être façonné, sans une révolution dans les mentalités et les comportements des citoyens sénégalais en général, quelles que soient leurs responsabilités et leurs positions dans la hiérarchie sociale, et des élites politiques et religieuses en particulier. Par une démarche de persuasion fondée sur le triptyque Information-Education-Communication, il cherche à arracher l’historicité du contrôle des élites où elle est enfermée, pour la replacer entre les mains des citoyens ordinaires, qu’il ambitionne de transformer en de véritables sujets historiques.
De ce point de vue, « Y en a marre » se démarque de toutes les organisations et mouvements du paysage sociopolitique sénégalais. Cependant, l’ampleur de ses revendications (ses promoteurs en ont pratiquement marre de toutes les tares de la société), exige d’un tel mouvement, une telle débauche d’énergie, qu’il ne peut pas se payer le luxe de perdurer sur la scène sociopolitique sénégalaise sans s’essouffler. Généralement, ces genres de mouvement apparaissent et disparaissent à la faveur des contextes électoraux.
Par conséquent, à moins que ses promoteurs n’envisagent en perspective de circonscrire leur ligne doctrinale, il faut s’attendre sinon à une disparition, du moins à une perte de vitalité de ce mouvement après les joutes électorales de 2012. En tous les cas, « Y en a marre » ne peut avoir la permanence des partis politiques et de certaines organisations de la société civile. Toutefois, un tel mouvement peut ressurgir à tout moment lors des prochains rendez-vous électoraux, pour autant que les motifs d’indignation qui fondent son action demeurent.
Par Malick DIAGNE, SOCIOLOGUE Tél : 77 565 32 67 Email : majaan2001@yahoo.fr