La salle d’audience de la Cour d’Assises de l’Agonie était pleine à craquer. L’assistance était composée pour la plupart de curieux venus suivre ce procès inédit. Personne n’avait jamais imaginé qu’un jour elle serait attraite devant la barre. L’Oracle qui présidait la séance ordonna le silence et demanda à l’accusée : « Veuillez vous lever. Déclinez votre identité à la Cour et dites nous pourquoi vous êtes attraite à la barre ».
D’une voix étreinte par le chagrin, l’accusée répondit :
« Je m’appelle ville de linguère. Je suis l’aînée d’une fratrie de plusieurs personnes dont les plus en vues s’appellent Dahra, Barkédji, Dodji, Thiel, Gassane, Labgar, Doli, Nguith, Warkhokh, Mbeuleukhé… Il fut naguère où du vivant de notre père, le Djolof, nous étions les rois de ce pays qui s’appelle le Sénégal. Papa était incontournable. Il fournissait protection et nourriture. Dés l’enfance, nous baignions dans cette ambiance. Installé dans son fief à Yang Yang, il était soit courtisé, soit craint au point qu’il recevait beaucoup de cadeaux. Même du sable fin lui était apporté en guise de tribut. Aujourd’hui, il est encore visible à Yang Yang.
Mon père fut assassiné par des blancs venus d’outre atlantique. Seuls, ils auraient été incapables d’accomplir cette tache macabre. Mais, ces individus aux cheveux longs comme des crinières de chevaux s’étaient ligués à mes oncles Cayor et Baol. Pendant longtemps, ces derniers, jaloux de mon père, lui ont fait la guerre au point de l’affaiblir. Sentant certainement que mes oncles sont en train d’être manipulés par les blancs, mon père leur tendit une main fraternelle pour mettre ces étrangers hors d’état de nuire en vain. Hélas ! Il fut vaincu et disparut nous laissant seuls face à notre destin.
Cette perte brusque de notre père eut pour conséquence la dislocation de notre famille. Ce phénomène accentua notre vulnérabilité. En tant qu’aînée, ma part de responsabilité dans cette situation est réelle. Mais, Oracle, j’étais encore très jeune!!!
A cela s’ajoute le fait que les vainqueurs de mon père avaient fini de nous inculquer leur pratique de vie comme la seule voie du salut. Par conséquent il ne me restait qu’une seule possibilité de réunir la famille de mon père : miser sur l’éducation de mes enfants pour reconquérir ce que j’ai perdu avec l’assassinat de mon père. Je croyais avoir réussi.
En effet, mes premiers enfants ont fait de très bonnes études. Lorsque les blancs sont partis après d’âpres négociations, ils ont eu à occuper de très hautes responsabilités dans le Sénégal. Je nourrissais beaucoup d’espoir en eux. Même mes frères et sœurs étaient animés du même sentiment. Les enfants de mes oncles nous enviaient. En ces temps là, l’électricité était encore méconnue. Durant les rares moments où ils daignaient venir me rendre visite, je profitais des soirées où nous étions autour du foyer pour leur rappeler leur devoir : faire de telle sorte que le royaume de leur grand père retrouve son aura perdu. Ils me promettaient toujours qu’ils feraient quelque chose.
Un jour, je pense que c’est en 1972, le train qui venait jusque dans mes entrailles fut arrêté. Des années plus tard, des hommes venus de la capitale enlevèrent les rails. Je me dis que leur volonté était de me couper de tout contact avec l’extérieur. Mes produits agricoles ainsi que ceux tirés de l’élevage devenaient plus difficiles à écouler. La seule route qui me permettait de rendre visite à mon frère Dahra est restée dans un piteux état. Pour rendre visite à mes autres frères et sœurs je dois emprunter des pistes cahoteuses et risquées. Finalement, la rareté des contacts nous a éloignés les uns des autres. Vers les années 90 mon frère Dahra réclama et obtint son statut de commune. Alors, j’ai senti son désir de s’émanciper. Aujourd’hui, il réclame son statut de département accentuant le fossé qui se creuse entre nous.
Mes premiers fils sont morts sans réaliser mon vœu.
Aujourd’hui, je vis avec mes petits fils. Je ne cesse de leur dire ce que j’attends d’eux. Toutefois, il m’arrive d’avoir des sueurs froides surtout avec leur propension à verser dans une guerre fratricide. Le pic a été atteint lors des locales de 2009 avec des violences jamais connues jusqu’ici. Depuis, je vis avec la peur de ne jamais revoir le royaume de père restauré dans sa splendeur. Comme leurs pères, mes petits fils aussi ont réussi dans la vie et occupent de hautes fonctions. Je sens parfois leur volonté de me sortir de cette situation. Mais, pour avoir connu les raisons de la défaite de mon père, je sais que sans union cette volonté ne sera jamais couronnée de succès. Parfois, ils versent dans des oppositions politiciennes aux conséquences désastreuses pour le tissu social. Du fait de celles –ci, des parents ne se parlent plus, des amis ne se fréquentent plus, des collègues ne se saluent plus, des commerçants n’échangent plus, des
femmes ne se regroupent plus, des enfants ne jouent plus. Ma déchéance est telle que personne ne veut de moi. Pas de jumelage, pas de coopération décentralisée.
Je me sens seule, abandonnée ! Le plus dur c’est le fait d’avoir la claire conscience que je ne mérite pas mon sort.
Aujourd’hui je suis très vieille. C’est pourquoi, je demande, qu’il vous plaise, Monsieur le Président, de m’accorder un sursis.
Cette demande est motivée par le seul souci de m’accorder l’ultime chance que j’aie : celle de voir mes arrières petit fils réussir là où leurs grand pères et peut être leurs pères n’auront pas réussi.
Pour cela, qu’il vous plaise Oracle, de faire de telle sorte que la prophétie des mayas relative à une fin du monde le 21 décembre 2012 ne se réalise pas. C’est tout ce que j’ai à déclarer. Je vous remercie. »
L’Oracle prit la parole et dit : « Merci. Le Jury se retire pour délibérer. La séance est suspendue. Reprise dans 30 minutes. »
Emu, je suis sorti de la salle. Depuis, je ne sais pas si la ville de linguère a été sauvée…
NB: Texte écrit le 22 janvier 2014
Par Marvel