L’idée commence à prendre forme au sein de l’Alliance pour la République (APR) : les Apéristes comptent aller seuls aux élections locales de 2014. Légitime aspiration pour un parti, notamment présidentiel, que de vouloir se compter et peut-être se peser aussi. Seulement, le contexte dans lequel le Président Macky Sall est arrivé au pouvoir ne permet pas une réalisation sans frais de ce désir onirique qui hante le sommeil des tenants du pouvoir.
En effet, le chef de l’Etat et non moins Président de l’APR est le président de la République le plus endetté, politiquement s’entend, de l’histoire politique du Sénégal. Il est arrivé au palais présidentiel grâce au soutien d’une coalition hétéroclite dénommée « Bennoo Bokk Yaakaar », un conglomérat composé d’alliés regroupés dans la coalition « Macky 2012 », de perdants du premier tour de la présidentielle 2012, de candidats recalés ou qui ont désisté faute de moyens financiers, d’une société civile enrôlée, de prébendiers opportunistes à souhait qui ont su tourner dans la direction du vent soufflant en faveur du candidat Macky Sall… Même son prédécesseur, Me Abdoulaye Wade, n’avait rassemblé autant de sensibilités en 2 000 face à Abdou Diouf. Tous ont répondu à l’appel de Macky Sall à travers son slogan : « gagner ensemble et gouverner ensemble ». Un appel perçu par certains de ses soutiens comme une invite au banquet de la République pour se partager la « soupe Sénégal ». Armés d’une longue louche, ils ne se sont pas laissé prier pour se bousculer au portillon. Les oubliés ont dû pousser des cris d’orfraie pour réclamer leur part.
C’est dans cette ambiance euphorique que la coalition « Bennoo Bokk Yaakaar » est allée aux élections législatives après une présidentielle victorieuse de son candidat Macky Sall face à son rival, le président sortant Me Abdoulaye Wade, vieillissant et affaibli par la pression de la rue contre notamment sa troisième candidature. Les Sénégalais, poursuivant l’élan du changement, confie 119 sièges sur 150 aux candidats à la députation de la liste « Bennoo Bokk Yaakaar ». Le Président Macky Sall obtient ainsi une majorité parlementaire confortable pour dérouler son programme de gouvernement, le « Yonou Yokouté » (la voie du véritable développement, en Wolof). Le « gouverner ensemble » était en marche avec le partage des sièges à l’Assemblée nationale, des postes ministériels au sein du gouvernement, au niveau des différents démembrements de l’Etat ainsi qu’à la direction des sociétés nationales. C’est l’idylle parfait.
Mais onze mois seulement après, les murs de la chambre nuptiale commencent à se fissurer. Les ambitions personnelles prennent petit à petit le pas sur la dynamique de groupe au sein de la coalition « Bennoo Bokk Yaakaar ». Les Apéristes semblent vouloir signifier à leurs alliés que le Président Macky Sall est le dépositaire réel du pouvoir Exécutif. Et qu’ils lui doivent, par conséquent, fidélité et dévouement. Les partisans du chef de l’Etat ne souffrent aucune critique de la part de leurs alliés. Ils poussent des urticaires quand ces derniers rappellent au Président Macky Sall ses engagements sur la réduction du train de vie de l’Etat, la diminution des prix des denrées de consommation courante, la résorption de la problématique de l’emploi et de l’électricité… Idrissa Seck l’a appris à ses dépens. Le Président du parti « Rewmi » a reçu un volet de bois verts pour avoir eu l’« outrecuidance » de poser un regard critique sur la gestion du chef de l’Etat. La porte de sortie lui a clairement été indiquée. Le Parti socialiste n’a pas échappé aux velléités grandissantes des Apéristes de mettre au pas leurs alliés. Ils ont réclamé la démission du ministre de l’Education Nationale, Serigne Mbaye Thiam, pour « incompétence », mais les Socialistes n’ont pas fait dans la dentelle pour rabattre le caquet aux partisans du Président Macky Sall.
Mais, curieusement et paradoxalement, au moment où ils cherchent à imposer une pensée unique au sein de « Bennoo Bokk Yaakaar », les Apéristes agitent l’idée d’aller sous leur propre bannière aux élections locales.
Par ailleurs, la clé de répartition pour les postes de conseillers aux élections locales risque de poser problème. Déjà que le « Rewmi » n’accepte pas qu’on lui attribue un quota sur les listes sur la base du score de 8 % obtenu par son candidat Idrissa Seck à la présidentielle 2012.
Toutes ces contradictions internes font craindre aux observateurs une implosion de la coalition qui a porté le Président Macky Sall au pouvoir. Et les locales pourraient sonner le glas de ce compagnonnage qui a eu raison de Me Abdoulaye Wade. Car comment maintenir en vie la coalition « Bennoo Bokk Yakaar » alors que les partis qui la composent s’affrontent sur le terrain politique pour briguer chacun pour son compte les suffrages des Sénégalais ? Et quand on connaît l’importance des collectivités locales dans la conquête du pouvoir central à travers la présidentielle, on devine aisément que les protagonistes ne se feront pas de quartiers. Quoi de plus légitime. Cependant, la donne est plus complexe qu’elle n’y paraît. Les implications d’une séparation entre le Président Macky Sall et ses alliés de « Bennoo Bokk Yakaar » sont énormes et peuvent déboucher sur une crise institutionnelle. En effet, l’APR n’a pas une majorité qualifiée à l’Assemblée nationale. Elle n’a que 65 députés sur les 119 qui composent la majorité parlementaire alors qu’il en faut 76 pour pouvoir faire passer une loi. Les alliés de l’APR (PS d’Ousmane Tanor Dieng, AFP de Moustapha Niasse, Rewmi d’Idrissa Seck, et leurs soutiens respectifs) se partagent les 54 sièges. En cas de rupture entre l’APR et ses alliés de « Bennoo Bokk Yaakaar », le Président Macky Sall pourrait se retrouver dans une sorte de régime parlementaire qui ne dit pas son nom avec une « majorité plurielle ». En ce sens que ce sont ses opposants qui auraient la majorité. Surtout que le PDS, qui incarne l’opposition naturelle au régime du Président Macky Sall, compte 12 députés. Et il n’est pas sûr que les députés des autres partis, coalition de partis ou mouvements représentés à l’hémicycle se rangent du côté des Apéristes. Il s’agit de « Bokk Gis Gis » (BGG) de Pape Diop, de « Bes Du Ñakk » de Serigne Mansour Sy Djamil qui ont chacun 4 députés, du PVD de Serigne Modou Kara Mbacké et du MRDS de l’imam Mbaye Niang avec deux députés chacun. Viennent ensuite avec un député l’URD de Djibo Leyti Kâ, « Tekki » 2012 de Mamadou Lamine Diallo, MPS/Faxas de Serigne Khadim Thioune, AJ/PADS de Mamadou Diop Decroix, « Deggo Soxali Transport ak commerce » d’Alassane Ndoye, « Leeral » de Me El Hadji Diouf et la CPJE/Nay Leer de Demba Diop Sy.
Et il faut noter que sans une majorité parlementaire, le gouvernement du Président Macky Sall ou les députés Apéristes auront du mal à faire passer leurs projets ou propositions de loi, mais également à faire adopter certaines lois constitutionnelles. La mise en accusation d’un ancien ministre ou Premier ministre pour leur traduction devant la Haute cour de justice nécessite, par exemple, 3/5 des votes des députés pour leur adoption. Une telle situation déboucherait inévitablement sur un blocage institutionnel qui obligerait le chef de l’Etat à dissoudre l’Assemblée nationale pour organiser des élections législatives anticipées et, peut-être, gouverner par décret en attendant cette échéance qui aura lieu dans les 60 ou 90 jours. Ce qui constitue un risque énorme pour l’APR, un parti encore jeune, pas encore assez bien implanté dans le pays, donc pas sûr de pouvoir décrocher une majorité à l’Assemblée nationale. Le régime parlementaire que le Président Macky Sall voulait éviter pourrait alors s’installer de facto. C’est l’histoire de l’homme qui fuyait la pluie et qui est tombé dans la mare. Ce fut le cas, en 1997, en France sous Jacques Chirac. Face à la pression des mouvements sociaux s’opposant aux projets de réforme des retraites, le chef de l’Etat décide de dissoudre l’Assemblée nationale pour prendre de court son opposition sous la férule du Parti socialiste. Mais ce fut un gros échec. La gauche remporte les élections et impose une cohabitation avec Lionel Jospin comme Premier ministre.
Mais le Sénégal ayant un régime hybride qu’on peut qualifier de semi-présidentiel ou semi-parlementaire, c’est selon, le Premier ministre serait issu logiquement de l’opposition si cette dernière est majoritaire à l’Assemblée nationale. Une situation qui ne laisserait pas les coudées franches au Président Macky Sall pour dérouler son propre programme, le « Yoonu Yokkuté ». Le Sénégal a déjà connu pareil cas. Et l’expérience, vécue dans un véritable régime parlementaire, fut amère pour le pays avec la crise de 1962 ayant opposé le Président de la République, Léopold Sédar Senghor, au Président du Conseil (poste équivalent à celui de Premier ministre), Mamadou Dia. Ce dernier, accusé d’avoir tenté un coup de force contre le chef de l’Etat, fut arrêté et emprisonné.
Une cohabitation entre le Président Macky Sall et son opposition pourrait ne pas arriver à cet extrême, mais il est clair que le fonctionnement de l’Etat en connaîtrait d’énormes blocages. Au grand dam des Sénégalais qui avaient jeté leur dévolu sur Macky Sall dans l’espoir d’un mieux être. Ce désespoir serait à la hauteur de l’échec de la classe politique en général, mais aussi de ceux qui s’étaient toujours réclamés de la société civile et qui avaient rejoint pieds et poings liés le pouvoir. Ce serait le début de la fin d’un cycle.
On voit donc que « Bennoo Bokk Yaakaar », qui a servi de tremplin au Président Macky Sall, est devenue une chausse-trappe pour ce dernier, mais également pour ses alliés. Cela, les Apéristes semblent l’ignorer qui travaillent à le séparer de ces derniers. Certes « Bennoo Bokk Yaakaar » est appelée à disparaître à l’image de toutes les coalitions. Surtout que l’objectif de toute formation politique, c’est la conquête et la conservation du pouvoir. Il est légitime donc que les leaders des partis qui composent « Bennoo Bokk Yaakaar » aspirent à diriger le pays. Et à un moment ou à un autre, ils devront, pour ceux qui en nourrissent encore l’ambition, quitter le navire présidentiel. Mais se pose à eux un dilemme cornélien : Partir tout de suite, comme semble vouloir le faire Idrissa Seck, pour se lancer à la pêche aux voix en perspective de la présidentielle de 2017. Et éviter ainsi le « syndrome Landing Savané ». Le leader d’Aj/Pads était resté dans la mouvance présidentielle du Président Wade jusqu’à la présidentielle de 2007 à laquelle il avait décidé de se présenter, excipant face aux accusations de prévarication contre le régime libéral que l’« on pouvait être avec des voleurs sans voler ». Mais la dislocation de « Bennoo Bokk Yaakaar » pourrait, eu égard à ce qui est dit supra, installer une crise institutionnelle dans le pays ; Ou retarder leurs sorties, ce qui les rendraient comptables du bilan du Président Macky Sall, bon ou mauvais. Sauf que dans le premier cas, c’est le leader de l’APR qui en récolterait les marrons et aurait toutes les chances de rempiler pour un second mandat. Dans le second, la sanction des Sénégalais qui s’abattra inévitablement sur Macky Sall ne les épargnera point.
L’implosion totale de « Bennoo Bokk Yaakaar » pourrait donc déboucher sur une crise institutionnelle. Mais le départ de certains de ses membres est inévitable. Il est même souhaitable. Ce serait une bonne chose pour la respiration démocratique. Car le paysage politique tel que configuré actuellement ne permet pas une expression plurielle des opinions. Le gros du lot s’étant rangé du côté du pouvoir laissant presque seul en face le PDS plus préoccupé par ses contradictions internes et les démêlés de ses leaders avec la justice dans le cadre des enquêtes sur l’enrichissement illicite.
Le Président Macky Sall et ses alliés de « Bennoo Bokk Yaakaar » ont donc une responsabilité historique. Ils ont là une belle occasion de choisir entre leurs partis et la patrie, entre le respect des engagements pris devant leurs compatriotes et leurs intérêts crypto-personnels, entre l’intérêt général et leur propre carrière politique.
Amadou DIOUF